ART | INTERVIEW

Guillaume Desanges

L’exposition La Planète des signes conçue par Guillaume Desanges propose une réflexion sur la réappropriation des savoirs par les artistes contemporains: une exploration de l’idée d’«érudition concrète», du savoir et de la connaissance à une échelle spécifique de la curiosité et non de l’expertise.

Arlène Berceliot Courtin. Comment est venu le titre  de l’exposition?
Guillaume Desanges. C’est au départ un titre de travail, le jeu de mots arbitraire qui finalement s’est imposé comme une traduction de cette idée de répétition des formes, d’universalité des signes, mais le titre important serait davantage «Érudition concrète».
Le programme d’expositions que j’ai imaginé pour Le Plateau consiste en effet à travailler sur la question de l’art et des savoirs. La réappropriation par les artistes contemporains d’une certaine érudition est fondée sur la recherche.
Par rapport aux générations précédentes comme celle de l’art conceptuel, ce sont peut-être moins les «grandes idées» qui les intéressent plutôt que le savoir lui-même, à travers les livres, les documents, les faits comme vecteurs de connaissance.
Je m’intéresse particulièrement à leurs manières de raconter des histoires à partir de ces recherches, qu’elles soient scientifiques, historiques ou sociologiques. Le terme d’«érudition concrète» présente une association atypique, l’érudition étant a priori rarement concrète. Ce qui m’intéresse, c’est précisément comment à partir d’un savoir précis, les artistes créent un passage vers la création de formes et d’objets.

Comment as-tu effectué la sélection des artistes, quels sont les premiers noms qui sont apparus ?
Guillaume Desanges. Une idée d’exposition démarre toujours autour de quelques artistes. Dans un premier temps, j’ai pensé à des artistes comme Ryan Gander, Matt Mullican, Thomas Hirschhorn ou encore Raphaël Zarka.
Par la suite, mes recherches m’ont amené à composer l’exposition en remontant le temps, et il m’est apparu nécessaire de creuser historiquement, d’où la présence d’Ernst Haeckel ou encore de Kasimir Malévitch. Une partie de l’exposition est liée à un savoir pré-moderne, qui repose sur un régime de la ressemblance morphologique. Pour structurer l’exposition j’ai utilisé comme outil de travail un schéma composé de trois cercles qui exposent les connections entre les signes appartenant au politique, au cognitif et au mystique.

Sur ce schéma d’interaction entre le politique, le cognitif et le mystique, on retrouve au centre la pièce de Mike Kelley inédite en France, The Endless Morphing Flow of Common Decorative Motifs. Comment intervient-elle dans l’exposition ?
Guillaume Desanges. Cette pièce était très vite nécessaire pour moi, d’où sa position centrale. Elle est très basique, très simple, composée d’objets sans aucune valeur, connectés les uns aux autres par un ordre morphologique. Pourtant, elle apparaît presque comme l’application à des objets anodins et vulgaires d’une méthodologie scientifique, voire d’une formalisation quasi mystique ou cosmologique.
Si chaque œuvre possède son autonomie, certains aspects sont ainsi révélés ou mis en avant par le contexte de l’exposition. Ainsi, si l’exposition dévie parfois le sens admis d’une œuvre, chaque œuvre dévie à son tour le sens général de l’exposition, et cette double contestation m’intéresse beaucoup.
Par exemple, il me paraissait nécessaire de montrer un artiste aussi vu et reconnu que Malévitch en le confrontation avec des œuvres beaucoup plus contemporaines, des pièces plus scientifiques ou plus irrationnelles, des objets hétérogènes qui n’appartiennent pas à son champ. Cela provoque les tensions de l’exposition, et c’est l’ensemble de ces risques qui en forment le propos.

Comment intervient l’aspect politique dans la sélection, je pense notamment à CADA ou à ActUp-Paris? La principale différence entre les deux mouvements serait l’aspect essentiellement politique d’ActUp-Paris. Pourquoi l’avoir intégré à l’exposition?
Guillaume Desanges. J’ai volontairement rajouté le signe politique à la dualité cognitif/mystique, car il est important pour moi de l’associer à la réflexion, je dirai presque qu’elle que soit la thématique abordée. Ceci dit, les deux mouvements sont différents puisque CADA est un regroupement d’artistes et Act Up-Paris un mouvement politique.
Concernant, Act Up-Paris, dès le début, j’ai souhaité placer dans l’exposition des objets qui ne relèvent pas forcément du domaine de l’art, dans une démarche de confrontation entre l’art et le réel. L’art reste majoritaire dans l’exposition, mais il peut accueillir en son sein des objets d’autres champs, qui nous amènent à les observer selon un régime esthétique, en analysant les tensions entre forme et concept, intelligence et fulgurance, signification et liberté.

L’exposition montre des collections riches en concepts et significations. Un signe en convoque un autre. La collection de minéraux fait ainsi écho à la pièce de Mike Kelley. Comment as-tu arrêté ta sélection ?
Guillaume Desanges. J’ai souhaité concevoir une exposition qui reste digeste, malgré mon désir de réunir davantage de pièces. Mais l’exposition a été conçue sans préoccupation particulière de s’adapter au lieu.
Exposer Kasimir Malévitch, Ivan Klioune ou même cette pièce spécifique de Mike Kelley impose aussi certaines conditions, pas forcément attendues dans un lieu dédié à la jeune création. Pour ce faire, j’ai bénéficié du soutien de l’équipe du Plateau, qui a défendu cette idée que l’exposition édicte ainsi sa propre forme et sa propre nécessité.

Quand tu te diriges vers des collections minéralogiques, c’est davantage dans une volonté de recherche de signes, de formes ou pour leur aspect mathématique?
Guillaume Desanges. En premier lieu ce serait davantage l’amour et la beauté de la forme. J’ai découvert ces pierres purement géométriques, absolument régulières, qui me rappelaient l’art minimal. J’étais ravi que le Muséum d’Histoire naturelle accepte de nous prêter ces pierres exceptionnelles. Les connaisseurs sont familiers de ces phénomènes, mais pour moi cela reste magique. La plupart des amateurs d’art contemporain sont eux-mêmes impressionnés, voire incrédules devant ces formes naturelles, comme quoi le simple déplacement d’un objet d’un champ à l’autre crée une certaine tension désirante.

L’idée serait ainsi d’apprendre à observer les œuvres d’art différemment. Appliquer l’analyse d’une œuvre d’art à un minéral par exemple ?
Guillaume Desanges. Ou l’inverse. Dans ce cas, l’idée n’est pas de brouiller les frontières mais de créer des éclairages particuliers par l’association d’objets hétérogènes. D’ailleurs, il me semble que le public le comprend assez bien: les œuvres, les documents, les livres, les minéraux, sont assez différenciés pour ne pas laisser de place au doute.
Quand on voit la pièce de Thomas Hirschhorn formée d’amoncellement de cartons, on comprend assez vite qu’elle n’est pas naturelle. Les pierres, de leur côté, sont présentées en tant que telles. L’idée principale étant que l’analyse d’un minéral peut nourrir le regard que l’on porte sur l’art contemporain et inversement. Dans les deux cas, on retrouve cette thématique de l’universalité et de la répétition des formes.

En ce qui concerne les pièces produites par Le Plateau, s’agissait-il de commandes particulières? Comment s’est organisée la production ?
Guillaume Desanges. Il y a principalement deux pièces produites pour l’exposition. La première est celle de Raphaël Zarka. Je l’avais invité à déplier son système de travail, que je trouve très juste et original, de manière plus ou moins discursive.
Le fait qu’il expose de la sorte son travail confortait aussi cette idée d’érudition. En tant qu’artiste, il a répondu à mon invitation par une œuvre généreuse qui propose un partage de connaissances. Elle est démonstrative mais pas au sens académique et propose un dialogue autour d’images inventoriant la forme du rhombicuboctaèdre.
La deuxième pièce produite est celle d’Irene Kopelman qui agit comme une sorte de retour à une connaissance du XIXe siècle, basée sur la curiosité, l’émerveillement, la copie arbitraire et obstinée de la nature. J’avais vu plusieurs séries de ses travaux et lui ai demandé pour Le Plateau de déplier également son travail. Elle propose une sorte de display inspiré des mobiliers de muséums d’histoires naturelles.

Que contient exactement l’installation d’Irene Kopelman ?
Guillaume Desanges. Ce sont des dessins qu’elle a réalisés elle-même, des copies d’ailes de papillon du Muséum d’Histoire naturelle d’Amsterdam, des roches, des microfossiles et une série de reproductions de sol volcanique provenant d’Hawaï.
Dans un premier temps, elle réalise des relevés très précis de sol volcanique qu’elle reproduit exactement, devenant ainsi des sculptures ou installations abstraites. Elle recopie la nature, mais les formes qui en résultent, détachées de leur environnement, n’ont plus aucun sens scientifique. Par une démarche conceptuelle, elle crée une nouvelle géographie réunissant ainsi des ailes de papillons et des relevés volcaniques. Elle s’intéresse beaucoup à la question des formes de la nature et notamment à l’ouvrage Formes et Croissance d’Arcy Wentworth Thompson qui est aussi présent dans l’exposition.

Pour cette exposition, un journal a été édité? Pour quelles raisons ?

Guillaume Desanges. Je voulais un journal gratuit pour rendre lisible et partager un ensemble d’idées et de recherches. Le journal c’est un contrepoint par rapport à l’exposition qui est très visuelle, et contient finalement peu de mots. Il est aussi un pendant à cette idée d’«érudition concrète», cette idée du savoir, de la connaissance à une échelle spécifique, celle de la curiosité et non celle de l’expertise.
Dans une idée de réappropriation des savoirs et de partage des informations, j’ai demandé à l’équipe du Plateau de réaliser des articles. Les rédacteurs ne sont pas des scientifiques, ils ont cherché eux-mêmes et cela renvoie à cette notion idéaliste du partage d’un savoir amateur, que j’ai mis en relation, sans les opposer, avec un très beau texte de Michel Foucault, issu de Les Mots et les Choses, qui lui est extrêmement précis, profond et érudit.

Tu es commissaire indépendant invité par Le Plateau pour une série d’expositions. Peux-tu nous donner des indices sur la prochaine programmation ?
Guillaume Desanges. C’est en réalité une série de six expositions, quatre auront lieu au Plateau et deux hors les murs. La prochaine est prévue pour mars 2010, ce sera ni une exposition collective, ni une exposition personnelle. Il s’agit en réalité d’un projet que je produis actuellement avec Corey McCorkle. Il y aura son projet conçu comme une exposition personnelle entourée d’œuvres appartenant à des thématiques comme l’architecture, le mystère, l’ornementation, les drogues ou encore les rêves.

Tu commences davantage à problématiser une exposition avec quelques mots ou notions? Est-ce que tu réalises un schéma à chaque fois ?

Guillaume Desanges. Le schéma de l’exposition pour «La Planète des signes» m’a été très utile, il m’a aidé à exposer les articulations, j’ai donc décidé de poursuivre ce système. Il est très visuel et propose une vraie organisation de l’exposition différente d’une classification chronologique. Une exposition c’est aussi un schéma de pensée, en ce qui concerne la prochaine, il s’agit davantage d’un soleil.

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