ART | CRITIQUE

Regard casanovesque sur l’influence du jeu dans l’art moderne et contemporain

«N’ayant jamais visé à un point fixe, le seul système que j’eus, si c’en est un, fut celui deme laisser aller où le vent me poussait.» Giacomo Casanova expose son «système» en ouverture d’Histoire de ma vie: croire, coûte que coûte, au hasard, à la chance, à la providence. Aller où le vent me pousse, c’est aussi la parole d’un homme qui a médité — à quoi bon accumuler les richesses, le labeur, les distinctions, puisque tout vient de la poussière et retourne à la poussière. Le grand joueur engage un lingot d’or comme s’il s’agissait d’une simple tuile. Parfois même, Casanova perd intentionnellement: «C’étaient de petites pertes à propos qui contribuaient à me donner la réputation du plus beau joueur de l’Europe.» Le terme «bluff» — tromper l’adversaire par divers artifices — apparaît aux États-Unis vers 1840, mais il est déjà présent dans plusieurs jeux pratiqués au XVIIIe siècle tel le frusso considéré par les Italiens comme l’ancêtre du poker.

Casanova possède naturellement des qualités de bluffeur, qui paient non seulement aux cartes, mais surtout dans la vie courante. À Venise, il fait croire au sénateur Bragadin qu’il dispose d’un oracle infaillible, le mettant ainsi sous son influence. À Paris, il affirme dans l’entourage de Louis XV connaître un moyen pour lever un impôt apprécié par le peuple: ce sera la Loterie de l’École Militaire, future Loterie Royale, qu’ilmet enplace, en 1750, avec les frèresCalsabigi. Sur Mme d’Urfé, il va réaliser une «opération de régénération» en faisant passer l’âme de la naïve dans un corps de nouveau-né. Il improvise, dans un autre épisode, un étui avec les restes d’une vieille chaussure et le vend à un collectionneur comme celui du couteau de saint Pierre.

Le bluff casanovesque brouille les rôles, les repères, les limites. Tout devient possible, peu importe si cette possibilité est réelle ou fictive, légale ou non. Toujours enmouvement, sous un masque ou un autre, tombant parfois sur la case prison, le joueur ne se laisse enfermer dans aucune identité, profession, classe sociale. Cette manière de disposer de la vie est elle réservée à un être unique ou peut-elle, comme le pensa Charles Fourier, constituer la base d’une collectivité? Le style de vie contemporain, capitaliste et sécuritaire, a réduit le jeu à une distraction ou une source de revenus. Mais rien n’empêche, à l’approche du printemps 2010, de penser autrement et de transformer, par exemple, le musée d’art contemporain à Sérignan en salle de jeu, avec un ensemble d’oeuvres, textes, documents, témoignages, expériences donnant à sentir et à penser cette perspective joueuse, dans le temps.

Parmi les joueurs magnifiques de la littérature — Yudhisthira, dans le Mahâbhârata s’offrant lui-même comme mise sur un coup de dés, Don Quichotte ou Tristram Shandy —, Casanova est le premier qui ait une existence réelle, dans l’histoire. Cette vie pleine, folle, passionnante adresse au lecteur un défi: «As-tu joué, toi aussi, as-tu participé à cette comédie, risqué toutes tes cartes?». Un joueur — après Casanova — n’est pas seulement amateur de pharaon, de brelan ou de biribi. Le jeu engage par-delà les jeux une attitude, une disposition générale au détachement qui ferait du joueur un mystique si ce détachement n’était combiné à un esprit de défi. Ainsi, la partie de piquet qui oppose Casanova à l’officier d’Entragues, près de Strasbourg, prend la forme d’une joute impitoyable: «Convenons que le premier qui demandera à manger, qui s’absentera pour plus d’un quart d’heure ou qui s’endormira sur sa chaise aura perdu sa gageure.»

Commencée dans l’après-midi, la partie se prolonge toute la nuit, puis la journée et la nuit suivante, ne s’achevant qu’avec l’évanouissement de d’Entragues. L’enjeu, plus que financier, est symbolique: «Pour moi j’étais sensible à laperte,mais bien peu comparativement au point d’honneur.» Ce point d’honneur, pour Casanova, est au-dessus de tout: «J’étais décidé à vaincre ou à ne céder la victoire à mon antagoniste qu’aumoment où je tomberais mort». Mais contrairement à la guerre qui culmine dans la destruction de vies innocentes, le jeu est une lutte réglée et librement consentie. On ne peut jouer sous la contrainte, sinon ce n’est plus un jeu. Les jeux du cirque, à Rome, ou le hooliganisme contemporain pervertissent le libre mouvement ludique aussi sûrement que les sponsors transforment les joueurs en supports publicitaires. Casanova est sollicité comme associé par Ange Goudar, célèbre organisateur de parties truquées et par quelques autres grands tricheurs surnommés à cette époque «Grecs» ou «Chevaliers d’industrie». Il trempe dans plusieurs affaires louches, lorsqu’il ne peut faire autrement, mais refuse de «corriger» systématiquement la fortune, échappant ainsi à l’étiquette de «joueur professionnel».

Ce qui est en jeu dans le jeu est la manière dont un être triomphe des contraintes de la réalité en se risquant à rebours des lois naturelles du profit, de l’intérêt personnel et de la conservation de soi. L’homme n’est totalement lui-même, c’est-à-dire libre, que lorsqu’il joue, déclare Friedrich Schiller dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme. Mais qui a intérêt à cette liberté? Quel pouvoir pourrait tolérer cet esprit joueur qui se moque de lui et affirme que la vraie noblesse se conquiert en relevant des défis. Au début du XXe siècle, le jeu a trouvé un écho dans la culturepar le biais d’une minorité «dadaïste» dont l’un des représentants est Fabian Lloyd, qui se fait connaître à Paris, vers 1910, sous le pseudonyme d’Arthur Cravan ou encore comme le «neveu d’Oscar Wilde». À la manière de Casanova, Cravan allie un caractère dandy et un goût immodéré du jeu. Il pratique la boxe, organise des rencontres dans les ateliers de ses amis artistes, et des «conférences» où il mêle des digressions esthétiques, des poèmes, des danses, des démonstrations pugilistes et des provocations qui dégénèrent souvent en bagarres. La poésie devient action – «performance», dirait-on aujourd’hui.

En tant que jeu, les actions poétiques de Cravan comportent une part de défi. Ainsi, il rencontre en 1916, à Barcelone, le champion noir Jack Johnson qui lui inflige une sévère défaite. Marcel Duchamp fréquente Cravan à Paris et à New York: c’est lui aussi un joueur de premier ordre. Grand maître du jeu d’échecs, qu’il dit préférer à la création artistique, il représente la France dans plusieurs tournois internationaux. Duchamp s’intéresse aussi à la roulette en développant une martingale censée faire sauter la banque du Casino de Monte-Carlo. Pour financer l’opération, il crée, en 1924, des «obligations» où apparaît son visage affublé de cornes lui donnant un air diabolique. De L.H.O.O.Q. à Rrose Sélavy, Duchamp et son compère Francis Picabia considèrent l’ensemble de la création artistique sous l’angle de la plaisanterie et des jeux demots.Comment qualifier cette pratique? Est-ce de l’art? de l’anti-art? de la blague? une escroquerie? une tentative de vivre sans travailler? Tout cela en même temps.

Dans son essai Homo Ludens paru en 1938, l’historien néerlandais Johannes Huizinga développe la thèse selon laquelle le jeu, déjà présent chez les animaux, est à l’origine de la culture. Par le jeu, les humains se rassemblent, organisent des compétitions, des concours, mais aussi se confrontent au hasard, aux énigmes, expérimentent les artifices, semasquent, imitent la nature, s’adonnent au plaisir. La distinction établie ultérieurement entre jeu et sérieux rejette l’élément ludique à l’arrière-plan pour figer les pouvoirs politiques, religieux et économiques dans une gravité hautaine censée marquer leur importance et leur dignité. Ceux qui s’amusent des folies des bouffons le savent, cette gravité est une imposture, un faux modèle contraire au bon sens le plus élémentaire: qu’est-ce qu’un roi sur un trône ou un militaire avec ses médailles sinon de sinistres vieux enfants convaincus que leurs costumes sont autre chose que des déguisements.

Dans cette prise de conscience, Casanova marque une première étape: il prouve qu’un joueur total peut exister réellement — «Cette passion, écrit-il, était enracinée en moi; vivre et jouer étaient deux choses identiques.» Arthur Cravan et Marcel Duchamp franchissent une seconde étape: le jeu est revendiqué comme une attitude artistique et se joue au-delà des limites qui lui sont assignées, touchant alors les domaines de la réflexion critique et esthétique. Homo Ludens constitue une troisième étape: le jeu est porteur d’une histoire et d’un savoir permettant d’envisager une forme de civilisation plus heureuse, en accord avec l’esprit ludique d’où a émergé la culture. La volonté de créer une société des joueurs, fût-elle parallèle ou clandestine, est au coeur de la pratique et de la pensée de Guy Ernest Debord. À la recherche d’une vie aventureuse, selon la voie ouverte par Casanova, Debord cherche à combiner l’héritage de la poésie pugiliste d’Arthur Cravan et les perspectives sociales d’Homo Ludens.

Entre le milieu des années 1950 et l’insurrection de Mai 68, Guy Debord et le petit groupe de l’Internationale Situationniste expérimentent la «construction de situations» en tant que dépassement des formes d’art traditionnellement réservées à la contemplation et, par là, séparées de la vie courante. Les Situationnistes proposent de réaliser concrètement ce qui dans l’art en reste à une représentation. Ils utilisent la réalité comme espace de «dérives». Les villes sont détournées de leur fonctionnalité. Au fil des «courants» et des «plaques tournantes psychogéographiques», le promeneur est propulsé à travers des «ambiances variées». Ces villes jeux sont décrites par les récits, les relevés et les cartes rapportés par les «dériveurs»; elles peuvent aussi prendre la forme de maquettes et de plans de cités utopiques comme la «New Babylone» ou les villages baroques d’Ivan Chtecheglov combinant château fort, phare et coque de navire, chalet savoyard et fac similé de la muraille de Chine.

Avec Debord, inspiré par la pensée stratégique, le jeu prend aussi la forme d’un «jeu de la guerre». Il s’agit métaphoriquement de la guerre que l’auteur de La Société du spectacle mène contre l’ordre social. Concrètement, Debord est aussi le créateur d’un Kriegspiel dont unmodèle rudimentaire fut diffusé en 1987 en même temps qu’un livre comportant un «relevé des positions successives de toutes les forces au cours d’une partie». Pendant la même période, aux États-Unis, un autre lecteur de Huizinga, Allan Kaprow, développe sous le nomde «happening» une pratique visant elle aussi au dépassement des limites de l’art. Sous la forme d’événements — comparables à des constructions de situations — comportant parfois des dizaines de participants, Kaprow scénarise de grands jeux de rôles. Dans Household, en 1964, le scénario est celui d’une guerre entre les hommes et les femmes où se succèdent diverses situations comme le léchage de voitures enduites de confiture, des combats simulés ou la destruction par les femmes d’un sommaire édifice baptisé «la tour des hommes».

Dans son essai sur L’Éducation de l’Un-Artiste (II), Kaprow propose de transformer l’ensemble de la réalité en«aire de jeux». Les activités «sérieuses» — construire des fusées, réaliser des émissions de télévision, élever un mur ou tracer une route — pourraient être accomplies en dehors de la séparation entre amusement et travail, qui n’a pas lieu d’être et rend toutes choses ennuyeuses. À l’inverse de Debord, qui s’inscrit dans une perspective révolutionnaire, Kaprow utilise les possibilités du monde de l’art pour développer ses propositions dans le cadre de workshops, interventions dans les universités ou dans l’espace public, misant sur une évolution possible des mentalités dans le cadre relativement ouvert des sociétés libérales.

Les sociétés des années 2000 ne se sont pas orientées vers un mode de vie plus joueur; au contraire, les rythmes de travail ont été renforcés ainsi que la valorisation de la consommation, du confort, de la richesse, sous toutes ses formes. Mais dans le même temps, le jeu est devenu une composante importante de l’art contemporain sous l’influence grandissante de la figure de Marcel Duchamp et à mesure que les théories situationnistes et les expériences de Fluxus ont été mieux connues. Par le rayonnement des jeux dans toutes les classes de la société et dans toutes les cultures, il est virtuellement possible, par ce moyen, de faire évoluer les mentalités. Robert Filliou, dès les années 1970, ouvre cette voie, en refusant, avec humour, le principe de la compétition et du gain. Avec ses dés frappés d’un as sur toutes les faces — Eins, un, one, 1984 —, il abolit non seulement l’alternative entre perdre ou gagner, mais aussi le hasard, pied-de-nez au poème de Mallarmé Un coup de dés jamais n’abolira le hasard.

Pour Filliou, le «Yogi Gaga», suivant la voie de la pensée orientale, aucune possibilité ne peut être rejetée ou valorisée aux dépens d’une autre. Il est aussi l’inventeur d’un poker se jouant les yeux bandés et de cartes dont les deux faces sont visibles. En abandonnant compétition, hasard et dissimulation, Filliou ouvre le jeu à une réalité plus spirituelle, plus généreuse, centrée sur l’idée que tous, quel que soit leurniveau, peuvent créer quelque chose, en toutes circonstances et avec tout ce qui leur tombera sous lamain.

Gabriel Orozco, au début des années 1990, développe cette conception avec des tables de ping-pong, formant, autour d’un bassin, une croix. Les parties interfèrent, se télescopent. L’important n’est pas de vaincre l’adversaire, mais d’inventer d’autres règles pour créer des rencontres, des situations de collaboration; l’artiste israélien Uri Tzaig utilise aussi ce principe en introduisant un second ballon à l’occasion dematchs de basket et de football. La compétition, née du jeu, a été amplifiée et pervertie par le système capitaliste, valorisant les meilleurs, les plus efficaces, les plus productifs, aux dépens du reste de la population, queue de peloton informe etméprisée.

Ce qui distingue radicalement le joueur de l’entrepreneur ambitieux ou du boursicoteur est ce détachement, qui, de Casanova à Filliou, maintient le jeu hors de portée des griffes de l’intérêt économique. Le trophée récompensant les exploits du champion est signe à la fois de la grandeur et de la vanité de cette distinction. Thierry Mouillé, se rendant chez Emmaüs, se fait photographier régulièrement en levant une coupe, prise au hasard dans l’impressionnant rayon des trophées abandonnés par des champions inconnus. L’artiste, levant la coupe, met en évidence la vacuité de la victoire. Ramené à l’acte gratuit, le jeu peut alors se développer dans toutes ses possibilités artistiques, poétiques et politiques. Par-delà gain et perte, les boules de billard filmées par Roman de Kolta adoptent, au fil des coups tirés auhasard, les positions des constellations célestes. Le jeu de la vie, qui est aussi, nécessairement, jeu de la mort, tragique et léger, est perceptible dans lemouvement de la bille ou du barillet du pistolet à la roulette russe, c’est le va-et-vient de la balançoire, le vol et l’impact du caillou sur l’eau, dans un ricochet.

Texte paru dans le catalogue de l’exposition Casanova forever (Commissaire: Emmanuel Latreille, directeur du Frac Languedoc-Roussillon).
Emmanuel Latreille et Jean-Claude Hanc (dir.), Casanova forever, Éditions Dilecta (Paris) et Frac Languedoc-Roussillon (Montpellier), juin 2010, 328 p.

 

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