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And Poe La Person

… And Poe la Person est une pièce étrange, stratifiée, composée d’amorces d’intrigues, d’écrans, de cuts hermétiques,  à mi-chemin entre Le Scarabée d’or de Poe, La Fille aux yeux d’or de Balzac et Mulholland Drive de David Lynch.  Danse, théâtre et cinéma s’y mêlent entre fiction fantastique, parodie et narration de soi.

Pour recréer  “l’effet” Poe, deux réalités distinctes  — le rêve et l’éveil — s’imbriquent par écrans interposés : des prises de vue en temps réel mêlées à des séquences vidéos captées dans de véritables chambres d’hôtel et sur des autoroutes tissent une temporalité éclatée renforcée par la prédiction.

Comme Lynch, Castres encastre les mondes possibles et des identités parallèles. Il joue avec les signes qui suscitent des énigmes, donne des clefs temporaires pour transformer le spectateur en chercheur en herméneutique. Les combinatoires diverses font ricocher le sens dans des directions variées aux signifiants distendus. L’étau sémantique se resserre et tisse une trame précise mais ouverte, lache, avant d’accéder à la convenance cinématographique du climax en faisant s’effondrer, comme il se doit, la pièce dans un happy-end parodique en forme de boucle circulaire.

L’espace scénique fragmenté en plusieurs paysages permet de générer des cuts fréquents — Alexandre Castres est également monteur et vidéaste. L’on glisse d’un personnage à l’autre, d’un espace à l’autre avec une grande clarté et une cadence cinématographique acérée.

Alexandres Castres insère également des gros plans de lui-même dans une captation en direct d’une course effreinée en plan large, A perte d’haleine, autour d’une flaque, activée par un perchoir rotatif transportant un oiseau de proie, un ventilateur et la caméra. Cette étendue d’eau semble faire office de reflet du monde rêvé et du réel. Les images de l’écran se noient en lui.

Le héros est comme face au miroir de sa vie confondue : fictions, réalités antérieures, actuelles ou postérieures s’y précipitent. Cette stratification temporelle rejoint l’écriture de Lynch. La psychologie de la culpabilité sise dans Le Chat noir de Poe est suggerée par une Catwoman (Sharon Amir) tapie dans l’ombre de la scène, toute de latex vêtue.

Témoin fatal du narrateur (fata dans le sens de “ fée”), guide, interprète, choreute, cette mère castratrice  — perchée sur le toît de l’ébauche architecturale d’une chambre d’hôtel — domine son héros, se joue de lui, commente ses pas dans une langue aux accents cruels : “Revenir sur ses pas est devenu sa prorité”, répéte-t-elle.

A plusieurs reprises, Catwoman l’invite aussi à léguer “son corps à la science-fiction”. Puis elle le pousse à l’eau, comme dans l’expression “se jeter à l’eau”, c’est à dire l’incite à agir au lieu de rêver.

Ce héros lunaire est en proie au fantasme de La Fille aux yeux d’or, celle qui caresse le Scarabée d’or au bord de la flaque d’eau. “Tu mettras un visage de femme sur un désir”, prédit Catwoman peu avant la rencontre effective. « Il rêva de la fille aux yeux d’or, comme rêvent les jeunes gens passionnés. Ce fut des images monstrueuses, des bizarreries insaisissables, pleines de lumière, et qui révèlent les mondes invisibles, mais d’une manière toujours incomplète, car un voile interposé change les conditions de l’optique. », développe Honoré de Balzac dans son ouvrage de 1835.

Un climat d’incomplétude persiste dans ces mirages d’images qui s’effondrent dans l’eau. La rencontre entre la fille ax yeux d’or et le héros lunaire précipite l’acmé. L’acte sexuel est figuré ou défiguré par un plongeon de la tête dans un sac à main éclairé de l’intérieur. La danseuse se retire à ce moment. Le héros se retrouve seul. Catwoman, la choreute commente ainsi ce retour sur soi : “Revenir sur ses pas est devenu sa priorité”.

Le héros entame alors une danse fluide, Pinabauschienne, faisant partir de ses doigts des mouvements de bras amples et circulaires avec un retour énergétique et obsessionnel vers le centre du corps : le ventre. Indicateurs directionnels, les doigts mènent la danse, le font plonger, chuter dans la flaque. Ainsi, accomplit-il la prémonition de la femme fatale blonde qui prédisait dans la vidéo que : “Le voyage que tu as décidé d’entreprendre se finira au bout de ton doigt.” Le « fatum » écrase le héros tragique, qui finit là où il a commencé : dans la flaque d’eau.
 
  

— Conception : Alexandre Castres
— Interprétation : Sharon Amir, Alexandre Castres, Isabelle Kürz 
— Scénographie et costumes : Alexandre Castres