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Arnaud Vasseux

Juliette Lageyre. Vous réalisez in situ, dans le cadre de l’exposition «Nuage» au musée Réattu, Forme lente, une «formation», selon votre terme, qui s’inscrit dans la série des Cassables, initiée en 2004. Ces œuvres éphémères ont pour particularité d’être conçues avec des matériaux détournés de leur emploi premier, souvent la construction, et de passer par différents états, qui incluent la possibilité de leur effondrement. Vous avez ainsi une conception expérimentale de l’in situ, où une place majeure est laissée à l’imprévu. La démarche du musée Réattu, tournée vers l’expérimentation, vous a-t-elle incité à rentrer en contact avec le lieu à travers une de vos sculptures?
Arnaud Vasseux. La démarche du musée Réattu rencontre ma propre démarche. C’est le choix de la conservatrice du musée d’avoir porté l’accent sur l’expérimentation et ce choix rencontre aujourd’hui ma pratique. Mes réalisations affirment une très forte dimension expérimentale. L’expérimentation ce n’est pas le privilège de certaines pratiques, c’est inhérent à toutes les pratiques, il me semble, mais à des degrés divers. Pour ma part, j’explore de manière assez intense cette dimension expérimentale.
J’utilise peu le terme « in situ », c’est devenu presque une catégorie ou un genre. Je tends à m’en éloigner par plusieurs aspects. D’abord, ce qui est réalisé dans un lieu pourrait très bien se réaliser dans un autre lieu. D’autre part, ce qui est fait émerge dans ce contexte là, à ce moment là, c’est-à-dire que ça n’advient pas toujours en amont, ou à l’atelier; ça n’est pas obligatoirement conçu sur plan ou en maquette; les choses arrivent souvent dans les circonstances mêmes du montage. Il y a un aspect performatif important, une réactivité au lieu, qui se fait davantage au moment même où je réalise et qui a aussi à voir avec l’improvisation; il ne s’agit pas d’une approche conventionnelle avec plans, maquettes et ensuite fabrication dans l’espace; qui prend en compte la plupart du temps l’espace architectural.
Cet espace architectural m’intéresse mais ce n’est pas le seul, je m’intéresse aussi à d’autres aspects de l’espace que je ne peux pas enfermer dans une ou deux définitions. La géographie ou la danse m’aident à concevoir autrement cette notion.
Je peux observer l’espace dans lequel je suis invité à intervenir comme étant aussi relié à l’histoire, à des usages variés qui ont aussi évolué dans le temps. Par exemple, le lieu m’intéresse pour les interactions avec le dehors; avec le dessous, avec le sol; cette surface de contact et, plus globalement, chaque point de contact entre la sculpture et le lieu focalise mon attention. Ça regarde dans différentes direction et pas seulement vers l’architecture, vers le bâti ou vers l’usage actuel.
Encore une fois, je pense que je pourrais, c’était le cas d’ailleurs récemment, reprendre un dispositif qui a émergé dans un lieu et le reprendre dans un lieu différent.

Votre démarche propose également une expérience au public: nouvelle appréhension de l’espace, des lieux, des formes. Vous indiquez aussi que chaque intervention offre ainsi aux visiteurs les conditions d’une expérience. Comment caractérisez-vous cette expérience?
Arnaud Vasseux. C’est justement toute la question qui se pose aujourd’hui, avec la sculpture et notamment la sculpture dans l’espace public. Elle devrait interroger cette manière de penser le rapport à l’expérience du public.
Je ne suis pas du tout dans une attitude où je voudrais comprendre et anticiper sur toutes les expériences possibles que peut avoir le public des sculptures donc je ne sais pas comment le public va s’en emparer.
Mais j’anticipe notamment sur des distances différentes. Je m’intéresse autant à la vue de loin, à la découverte, qu’à l’approche et au détail ensuite, c’est-à-dire la vue de très près, qui ne permet plus de voir la totalité de la proposition. C’est vraiment un espace de travail sur lequel je m’attarde et j’anticipe dans une certaine mesure sur l’expérience du spectateur en travaillant cet aspect là.
Mais j’insiste, je n’ai pas du tout envie de maîtriser
ou diriger l’expérience du visiteur, ça je m’intéresse pas. Il me semble néanmoins que les sculptures, Les Cassables en particulier réclament autrement l’attention du visiteur; d’une certaine manière, par la fragilité, par l’extrême précarité des sculptures. Si on ne fait pas attention, si on passe trop près, trop vite, on peut détruire la sculpture et modifier l’exposition.

Quel est votre rapport à la notion d’œuvre ouverte?
Arnaud Vasseux. L’œuvre ouverte, cela nous ramène à loin… Umberto Eco… je pense que c’est un ouvrage qui a encore une actualité. Oui, une œuvre ouverte c’est une œuvre qui ne propose pas un point de vue unique et une signification ou un sens unique. L’œuvre ouverte engage une polysémie et aussi une expérience de l’œuvre qui ne répond pas aux intentions ni des commanditaires ni des artistes sans pour autant que l’œuvre soit dénaturée.
Cette conception de l’œuvre m’intéresse beaucoup puisque c’est aussi une pratique, je fais partie de ceux qui regardent, et j’ai un rapport plutôt émotionnel avec les œuvres, ce ne sont pas seulement des objets d’étude ou de savoirs, ce sont aussi parfois des expériences qui me laissent sans mots, qui survivent, comme les souvenirs intenses de rencontres, de la découverte de certaines œuvres. Je m’intéresse effectivement à des œuvres où le sens se forme de manière plus lente, peut-être en différé, et pas seulement dans un rapport immédiat de visibilité, qui se situent dans l’assertion ou dans un message asséné ou direct et qui s’épuisent une fois le message reçu. Je m’intéresse à des œuvres plus rétives, et dont le sens ne se donne pas d’emblée.

Dans un entretien avec Frédéric Valabrègue intitulé La Bulle et la Coquille, digression à propos de quelques sculptures d’Arnaud Vasseux (2006), il affirme qu’il y aurait chez vous un dialogue incessant entre le plein et le vide. Quel est votre point de vue sur cette affirmation? Est-ce pour cette raison que vous placez votre sculpture au musée Réattu, dans cet endroit entre extérieur et intérieur, qu’est la loggia, surplombant la chapelle?
Arnaud Vasseux. Frédéric Valabrègue a raison de le souligner; ce jeu du plein et du vide est incessant. Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Parce qu’on pourrait le dire de plein d’autres objets qui ont traversé l’histoire de l’Art et notamment l’histoire de la sculpture. Sans doute, ce qui est différent c’est que je développe
une sculpture qui a un rapport au lieu, donc on n’est plus dans un objet où le rapport au plein et au vide est circonscrit aux limites et aux contours de l’objet, mais ce plein et ce vide sont étendus à l’espace où sont montrées les choses. En l’occurrence, pour Les Cassables et pour celui que je m’apprête à faire au musée Réattu, je fabrique les choses, non seulement je les fabrique mais elles se fabriquent aussi elles-mêmes puisque je tends à laisser la matière prendre forme. Là le vide c’est aussi tout l’espace d’accueil.
La pièce est comme un carrefour, elle donne accès à 3 autres espaces. Il y a aussi le dehors, les ouvertures, les éléments évidents de l’architecture et tout particulièrement la forte lumière qui viendra jouer, interagir avec les aspects de surface du Cassable. Il n’y aura pas de moule, mais plutôt une âme,
une structure sur laquelle va être projeté le plâtre. À l’intérieur comme à l’extérieur, les surfaces seront rugueuses, donc l’accroche avec la lumière sera très importante.

Dans le même entretien, Frédéric Valabrègue parle de vous comme un «souffleur de plâtre comme on souffle une bulle de verre au bout d’un chalumeau». Il souligne par cette comparaison votre capacité à exploiter de manière non-conventionnelle les matériaux bruts, en totale opposition avec les exigences pratiques dues à leur utilisation habituelle. Or, vous avez réalisé en 2011, lors d’une résidence au Cirva, un travail sur le verre. Comment avez-vous approché cette nouvelle matière?
Arnaud Vasseux. Je suis plutôt méfiant à l’égard de ce beau et luxueux matériau qu’est le verre. Je n’avais pas d’attirance particulière pour le verre, mais, en me penchant un peu sur son histoire, je l’ai perçu différemment, et d’emblée j’ai été attiré par des aspects de la matière qui ne sont pas ou qui ne disent pas immédiatement le verre, où on ne le reconnaît pas forcément.
J’ai travaillé dans plusieurs directions; certaines pièces ne cachent pas le verre mais constituent des propositions assez inhabituelles par rapport à ce qu’en font les artistes. J’ai notamment conçu la plus petite pièce qui ait jamais été produite au Cirva. Donc pas d’usage très consommateur avec
de grosses pièces en verre très belles et éventuellement très spectaculaires à tous points de vue. Une autre piste a consisté à travailler le verre en fusing, donc à une température moindre, avant qu’il ne vitrifie. C’est un usage du verre qu’on connaît moins et qui pose un certain nombre de problèmes, autant pour moi que pour le Cirva. Mon approche n’est donc pas différente et elle s’accorde à celle que j’ai avec d’autres matériaux.
L’exploration du matériau, des gestes et des techniques s’est poursuivie au Cirva, dans la rencontre de ce matériau inconnu pour moi, mais effectivement très connoté. Le plâtre aussi est connoté mais de manière négative alors que le verre a toujours été noble.
Pour revenir à ce que dit Frédéric Valabrègue, il y a effectivement la recherche d’un état limite de la matière qu’on trouve dans ce geste de soufflage. Mais j’ai plutôt déplacé les problématiques, il y a beaucoup de verre soufflé, beaucoup de bulles et beaucoup de sphères qui sont soufflées au Cirva, je m’en suis aperçu très vite dans cette résidence longue, puisque ça fait maintenant un peu plus de deux ans que j’y suis. J’ai été tenté d’utiliser cette technique du soufflage mais en déplaçant les choses:
la bulle soufflée est devenue une étape intermédiaire à l’intérieur d’un processus où le plâtre est revenu. La poussée lors de la prise du plâtre a fait éclater ces bulles. Il ne reste que la trace de l’éclatement à la surface.
C’est quasiment photosensible.

Le nuage, à la fois insaisissable et familier, donne lieu à des représentations multiples qui forment le thème de l’exposition au musée Réattu, en quoi ce thème vous inspire-t-il?

Arnaud Vasseux. Dans mon projet je le prends plutôt comme un phénomène physique, même si je ne peux pas m’empêcher de constater ma propre expérience des nuages, purement optique. Je vois les nuages, je les vois de ma fenêtre, ou quand je prends le train, c’est un moment où je les regarde avec plus d’attention que lorsque je marche dans la ville, par exemple.
Là c’est plus métaphorique, le Cassable que je voudrais réaliser, ce serait plutôt une « formation », moins une forme au sens où d’une chose décidée, dessinée, planifiée, mais plutôt une formation, une suite de mouvements sans plan ni maquette. Ça va se décider sur place, en rapport avec l’espace, avec cette lumière extérieure. C’est un assemblage de gouttes de plâtre donc il y a des analogies mais ça ne fera pas un nuage, ça ne sera pas à l’image d’un nuage. Donc pas une représentation du nuage, mais un phénomène physique, une formation qui peut avoir un rapport avec le phénomène nuage,
mais dans une consistance opposée.

Outre le titre évocateur de Forme lente, comment se traduisent les correspondances entre les œuvres de la série des Cassables et le phénomène nuage?
Arnaud Vasseux. Forme et mouvement sont indissociables, il n’y a pas d’image arrêtée du nuage, c’est quelque chose qui est en mouvement perpétuel, continu. Et ça m’a beaucoup intéressé par rapport aux Cassables parce que je sais que la forme qu’ils prennent, ils la prennent dans le cours de la fabrication, et au-delà des effets de mes gestes. Ça se produit aussi quand les lampes sont éteintes, quand il n’y a plus personne dans l’espace d’exposition, la matière continue à bouger, de manière imperceptible, les fissures se forment,
les plis s’accentuent lentement. Cela me rappelle une expérience commune: on regarde le ciel et on voit un nuage, on baisse la tête à nouveau sur ce que l’on fait; un instant plus tard, on relève la tête et ça a bougé entre temps.
Cette simple expérience me ramène à ce que j’ai pu constater en faisant ces sculptures éphémères.

Entretien réalisé à Marseille le samedi 13 avril 2013