ART | CRITIQUE

A Stone Left Unturned

PFrançois Salmeron
@11 Fév 2013

«A stone left unturned» rassemble une trentaine d’œuvres issues de l’art conceptuel et de l’art minimal. Longtemps présentés comme deux courants antinomiques, l’exposition tend plutôt à montrer que leur rapprochement est possible. Concepts abstraits, sémiotique, géométrie et rigueur formelle, se trouvent alors enchevêtrés.

Les catégories que l’on forme, les classifications que l’on opère, et les «étiquettes» que l’on colle sur les courants artistiques, ne sont pas toujours assez nuancées pour rendre compte de pratiques suivant leur propre voie et leurs propres questionnements, sans se soucier de savoir si leurs productions pourraient être qualifiées de «conceptuelles» ou au contraire de «minimales».

Car s’il est aisé, d’un point de vue catégoriel, de poser une stricte distinction entre ces deux courants apparus à la fin des années 60 aux Etats-Unis, la sélection d’œuvres présentées lors de «A stone left unturned» montre bien que concepts abstraits, sémiotique, géométrie et rigueur formelle se trouvent bien souvent enchevêtrés. Ainsi, l’exposition dévoile des œuvres témoignant de rapprochements possibles entre art conceptuel et art minimal, voire mieux, de leur enchevêtrement.

D’un point de vue purement définitionnel, l’art conceptuel s’affirme comme un art où l’idée prime sur l’objet à réaliser et sur sa matérialisation. Certains énoncent même, à l’instar de Sol LeWitt dans l’ouvrage Sentences on Conceptual Art, que la réalisation de l’œuvre est carrément secondaire, et qu’une œuvre est avant tout l’idée que l’artiste s’en fait mentalement.
D’ailleurs, les photographies relatant la performance de Sol LeWitt, intitulée Buried Cube Containing an Object of Importance But Little Value, montrent l’artiste en train de creuser un trou, d’y déposer un petit cube (symbole du minimalisme) et de l’ensevelir. Une manière on ne peut plus directe et iconoclaste d’enterrer vivant le courant dit rival, et de montrer que l’idée prédomine, au point de pouvoir liquider l’objet en tant que tel (en l’occurrence, placer un objet qui tient à cœur à l’artiste, mais dont personne ne connaît l’identité, dans un cube, et enterrer celui-ci). Il s’agit donc de se débarrasser de l’objet, en le faisant littéralement disparaître.

D’ailleurs, la dématérialisation des œuvres atteint certainement son paroxysme avec Robert Barry et ses Telepathic Pieces, dont A Great Concern Transmitted Telepathically. L’œuvre est en effet constituée d’un collage de lettres en vinyle. L’objet est à nouveau congédié, et le titre de l’œuvre, faisant explicitement référence à la télépathie, met bien l’accent sur l’aspect cérébral et immatériel de la démarche entreprise. L’art conceptuel a ainsi recours au langage: il est par essence sémiotique. Remarquons par ailleurs que le titre de l’exposition est emprunté à une œuvre de Lawrence Weiner, A Stone Left Unturned, inscrit lui aussi en grands caractères sur un des murs de la galerie.

L’intérêt de l’exposition est également de percevoir l’influence et l’héritage des précurseurs de l’art conceptuel sur les générations postérieures aux années 60. Le recours au langage perdure, par exemple dans la vidéo Six Years de Jonathan Monk, où défile à toute vitesse le texte de la critique d’art Lucy Lippart, qu’elle aura composé spécialement pour l’exposition. Elle y signale d’ailleurs que les deux courants ont toujours été très difficiles à distinguer, et que les artistes ayant lancé l’art conceptuel avaient auparavant produit des œuvres dites minimalistes.
De même, l’humour et l’ironie persistent, notamment dans la pièce de Jenny Holzer, Survival: You Are Caught Thinking About Killing Anyone You Want, où cette inscription teintée d’humour noir et d’ironie glaçante, se trouve gravée sur du granite rouge.

Mais les frontières entre art conceptuel et art minimal sont bien poreuses, et c’est justement ce que l’exposition veut avant tout illustrer. Car, par exemple, les mots qu’utilise Jenny Holzer font certes référence au langage des artistes conceptuels, mais il s’inscrit également dans une matière. Aussi, les lettres de A Stone Left Unturned de Lawrence Weiner sont imprimées sur la tapisserie minimaliste de Daniel Buren (Wallpaper) recouvrant deux murs de la galerie.

Art minimal et art conceptuel se trouvent alors imbriqués. Idem, Carl Andre se sert de la typographie des lettres d’une machine à écrire, mais cette fois-ci, il utilise leurs qualités graphiques afin d’effectuer à partir d’elles des formes géométriques, en les mettant bout-à-bout (M N E D I A D).
Arts conceptuel et minimal ne sont donc pas complètement étrangers l’un à l’autre. A nouveau, la vidéo Mizu no Oto d’Angela Detanico et Rafael Lain s’inspire d’un haïku japonais («Un vieil étang. Une grenouille plonge. Le bruit de l’eau»), dont elle traduit visuellement les concepts par des ondes composées à partir de cercles, autre figure géométrique fétiche de l’art minimal.

Car l’art minimal se focalise avant tout sur la matérialité de l’œuvre, et sur des formes géométriques dites basiques, comme les lignes de Daniel Buren, le cercle, que l’on retrouve aussi dans une des œuvres fondatrices de Dennis Oppenheim, Annual Rings, ou le cube, qui est repris et détourné par des artistes contemporains, dont Richard Artschwager dans Table/Table, ou Sergei Tcherepnin dans Pied Piper Box 2.

Les œuvres minimalistes ressemblent aussi à des structures extrêmement sobres, à l’image de Link de John McCracken, simple planche bleue faite de bois, de fibre de verre et de polyester. D’ailleurs, cette œuvre détonne totalement de Bench de Charles Ray, simple planche de bois également, mais qui obéit quant à elle à un principe utilitariste: l’œuvre sert en réalité à s’asseoir, deux personnes se disposant à chaque extrémité de la planche et la coinçant derrière leurs genoux.

La structure créée par Jeong A koo est tout aussi marquante. Elle se fonde sur une forme cylindrique simple et surtout, elle est enduite d’un matériau bien particulier, à savoir de la peinture fluorescente: ainsi, chaque soir, lorsque la galerie ferme ses portes et éteint les lumières, la structure se met à briller.

On découvre donc des passerelles étonnantes entre les œuvres. Arts minimal et conceptuel ne font pas que s’exclure ou se renvoyer dos-à-dos. Ils s’influencent mutuellement, se mélangent et se confondent tour à tour. Ils tissent une dialectique vivante et complexe le long d’un parcours que nous traversons avec une réelle curiosité, évoluant parmi des formes variées et épurées.

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