ART | CRITIQUE

Voir en peinture / Two

PJuliette Delaporte
@15 Mai 2006

«Voir en peinture/Two» présentée par Éric Corne à la galerie La Générale fait suite à la réflexion sur une autre peinture entamée au Plateau en 2003 avec «Voir en peinture/Un». Il s’agit de traquer, au-delà des délimitations et des enfermements, les infinies possibilités en peinture. Le visiteur a pour seul bagage un certain trouble…

Comment la peinture peut-elle proposer de nouvelles et surprenantes manière de voir?
«Voir en peinture» est une proposition audacieuse, presque un défi lancé aux expositions qui conditionnent et formatent le regard. Des fils rouges indestructibles, tels une technique définie ou des courants artistiques, influencent d’emblée le regard du spectateur. Il ne voit plus, il constate, dans une espèce de jouissance de l’auto-approbation, que ce qu’il voit est bien ce à quoi il s’attendait. Les clichés se posent. Ils ne sont pas réfléchis, mis à distance ou générateurs d’énigmes. Les ouvertures proposées restent limitées.

Éric Corne traque les délimitations, les enfermements. Il expose les possibilités en peinture. «Voir en peinture», une proposition apparemment simple pour une approche absolument originale: le visiteur a pour seul bagage un certain trouble pour envisager à quel point la peinture peut être complexe, en pleine vitalité, en constante métamorphose.
«Voir en peinture» n’est pas une proposition simple, c’est une autre posture pour voir en étant désinvesti de ses <>a priori. Voir afin de découvrir l’indéterminable, l’énigmatique de la peinture.

Robert Suermont expose Visuel, une vidéo et deux affiches en noir et blanc. Ces deux affiches se voient «en passant». Un accident du regard permet au visiteur de les apercevoir, puis de s’y attacher. Car ces deux œuvres, représentant un tableau de l’artiste, ou un de ses détails (l’ambiguïté persiste), et une vue d’ensemble d’une de ses expositions, ne sont pas accrochées de manière conventionnelle. Le détail n’est pas à hauteur d’homme, mais bien au-dessus. L’autre œuvre est diposée au niveau du regard mais sur le mur d’un étroit couloir. On lève la tête ou l’on s’approche très près de l’œuvre, dans une posture différente de celles impliquées par certains accrochages institutionnels appelant à l’immobilité du corps, à se fixer à distance pour observer. Les deux affiches attirent l’œil, comme on aperçoit une curiosité au détour d’un chemin.
La vidéo de l’artiste filme ces œuvres peintes, l’image en mouvement découvre des couleurs et des sons. La caméra pourrait imiter le parcours déroutant du visiteur. Zoomer, puis «dézoomer» pour faire apparaître ou disparaître des motifs, des figures reconnaissables, l’espace d’un instant.
Le détail n’est pas un indice, il est vecteur de confusion. La bande sonore laisse entendre une ambiance urbaine, peut-être pour proposer un nouvel écart, un rythme créant un autre trouble.

La vidéo Le Stade de Thu Van Tran utilise aussi certaines fonctions de la caméra pour découvrir l’infini des possibilités de la peinture. À l’aide du focus automatique une histoire se dévoile selon le processus de mise au point de la caméra: le visiteur attend le devenir net d’un élément flou. L’histoire se livre selon l’aléatoire de la mise au point de la caméra et celui d’un clignotement: des flashes illuminent le sujet de manière arbitraire. Cette vidéo résulte d’une performance de l’artiste qui utilisait une sculpture d’ampoules lumineuses pour créer ces flashes.
Ici, le détail est un indice, un élément pour découvrir un drame. L’obstination du photographe du film Blow up d’Antonioni se rappelle à notre souvenir. Mais le drame découvert par Thu Van Tran dans le grain de l’affiche est l’attentat d’Akhmad Kadyrov au stade Dynamo de Grosny, le 9 mai 2004. Les victimes sont montrées dans des postures dramatiques, expressionnistes.
Ce travail vidéo est bien sûr lié à la peinture d’histoire traditionnelle. «Tout y est action. On y voit tout, c’est un spectacle du cœur humain», disait Montesquieu. Mais ici la notion même de spectacle est interrogée. Alors que la médiatisation de l’actualité n’était pas de mise au XVIIIe siècle, les nombreux médias transforment aujourd’hui l’information en spectacle.
L’artiste tisse un réseau problématique très pertinent: une caméra présente des détails d’un drame. Une sorte de peinture d’histoire rend compte d’un spectacle médiatique qui est d’abord un drame humain, en affirmant la valeur déterminante de la mise en scène.

Céline Berger livre des histoires du mal. Capitaine Hérode est une peinture du détail, de la maîtrise, combinant naturalisme et fantastique. Une jeune dame blonde brandissant sa marionnette d’Hérode a perdu sa main dans le noir, luisant et puissant gant d’Hérode.
La situation dans Invasion est difficilement identifiable. Des hommes, certainement des militaires, effectuent, à l’aide de drôles de machines, un relevé topographique de l’Irak avant son invasion, explique l’artiste. Les hommes sont curieusement cernés par un trait vert fluorescent. On pressent l’arrière plan obscur de la guerre, on éprouve une violence donnée dans sa dimension fantastique.

Damien Cadio fait également surgir le fantastique dans un montage de tableaux semblable à la succession des images d’un rêve. L’idée d’un cheminement s’exprime d’abord par un rythme hallucinatoire dû à des alternances entre des tableaux à dominante magenta et à dominante verte. L’errance et l’hallucination sont exprimées dans Diem Hadas Suns par des phares de voitures illuminant une scène troublante et pleine de mystère: un tronc d’arbre et deux chiens, l’un hurlant, l’autre s’agrippant au tronc.

Les tableaux de Bruno Perramant Paysage n°15 et le diptyque Au bord de l’eau troublent la transparence de la peinture. En se mêlant, des coulures et des phrases créent une confusion. On pénètre dans les profondeurs de l’image, les couches de sens et les épaisseurs de la matière.

Dans une vidéo très fortement politique, l’artiste iranienne Anahita Bathaie trace un cercle au milieu du désert. Il en résulte un paysage graphique, entre nature et surface travaillée par le peintre, évoquant les disques vinyles. La bande son est une chanson censurée par les autorités iraniennes.
Le geste de Marie Lepetit construit également de l’espace dans le temps. A l’aide de l’équerre et du crayon, elle procède chaque jour au marquage, étalonnage ou cadrage des espaces du mur, du papier ou de la toile.

Olivier Masmonteil revisite le paysage en évoquant clairement Caspar David Friedrich, Hodler ou des paysagistes américains. Dans Augenweide, aux arbres bleus, le geste est spontané, l’aspect des troncs est brut, et les traces du pinceau leur confèrent un dynamisme extraordinaire et une matière surprenante.

Chacun à leur manière, Katharina Ziemke, François Mendras et Damien Deroubaix s’attaquent aux clichés.
Katharina Ziemke figure quatre gros hommes affalés dans des fauteuils autour d’une table de salon. En les peignant comme s’ils étaient en matière plastique, l’artiste les rend lisses.
Le portrait d’un homme (Sagesse) est peint à la peau marbrée, comme pour lui imprimer sur le visage une expression de richesse. Le marbre indique du précieux ridicule et absurde, et la posture compassée dénonce le cliché d’un genre aussi vieux que la peinture.

François Mendras peint la banalité: un intérieur d’aquarium où flotte un poisson insignifiant. Le format du tableau est allongé comme une «tranche de vie». Des morceaux de rien pour exprimer l’indélébilité de la peinture.

Un montage de six images de Damien Deroubaix décline les formes de la violence que diffusent quotidiennement les médias: croix nazie, images pornographiques,, etc. La facture est brute: support en papier, éléments de collage, peinture sauvage.

Enfin, le rythme de Arc en ciel, de Shirley Jaffe, naît de l’entrechoquement des formes et des couleurs vives, entre figuration et de l’abstraction. A la manière dont Éric Corne a conçu l’exposition: comme un jeu dans lequel des passerelles sont proposées au visiteur — laissé libre de suivre les itinéraires de son choix, loin des parcours obligés qui lui ont été inculqués…

Anahita Bathaie
— Boucle, 2005. Vidéo.

Céline Berger
— Capitaine Hérode, 2005. Huile sur toile.
— Invasion, 2006. Huile sur toile.

Damien Cadio
— The Alphabet of King, 2006. Huile sur toile.
— Diem Hadas Suns, n.d. Huile sur toile.
— Das Klavier, n.d. Huile sur toile.
— Song (For Ever Meridian), n.d. Huile sur toile.
— Ceremony After a Campfire II, 2006. Huile sur toile.
— Persor Protest, 2006. Huile sur toile.

Damien Deroubaix
— Soleil noir, série «Reek of Lutrefaction», 2006. Aquarelle, collage, encre et acrylique sur papier. 200 x 150 cm.
— Revcate the Agitator, série «Reek of Lutrefaction», 2006. Aquarelle, collage, encre et acrylique sur papier. 200 x 150 cm.
— Grinders, série «Reek of Lutrefaction», 2006. Aquarelle, collage, encre et acrylique sur papier. 200 x 150 cm.
— The Great and the Good, série «Reek of Lutrefaction», 2006. Aquarelle, collage, encre et acrylique sur papier. 200 x 150 cm.
— Deicide, série «Reek of Lutrefaction», 2006. Aquarelle, collage, encre et acrylique sur papier. 200 x 150 cm.
— Inhale/Exhale, série «Reek of Lutrefaction», 2006. Aquarelle, collage, encre et acrylique sur papier. 200 x 150 cm.

Shirley Jaffe
— Arc en ciel, 2005. 160 x 130 cm.

Marie Lepetit
— Mural V, 2006. Acrylique, mine de plomb.
— Printemps, 2006. Acrylique, mine de plomb sur toile. 2 m 20 x 2 m 20.

François Mendras
— Sans titre, 2005. Cire sur bois.
— Sans titre, 2005. Cire sur bois.
— Sans titre, 2004. Cire sur bois.

Olivier Masmonteil
— Stillersturm, 2006. Huile sur toile.
— Augenweide, 2005. Huile sur toile.

Bruno Perramant
— Au bord de l’eau, 2004. Huile sur toile. 130 x 160 cm x 2.
— Paysage n°15, 2000. Huile sur toile. 60 x 73 cm.

Robert Suermont
— Visuel, n.d. Vidéo couleur et affiches noir et blanc.

Thu Van Tran
— Le Stade, 2006. Film de trois «onze» présenté en boucle.

Katarina Ziemke
— Sans titre, 2006.
— Sagesse, 2005.
— Sans titre, 2005.
— Miroirs, 2005.

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