ART | CRITIQUE

Vampyr

PFrançois Salmeron
@16 Sep 2014

«Vampyr» établit un dialogue inédit entre les installations angoissantes de Douglas Gordon et les œuvres d’Anna Gaskell sublimant la beauté de Svetlana Lunkina, ex danseuse du Ballet du Bolchoï de Moscou. La fragilité de la danseuse vient ainsi illuminer les sombres fantasmagories de l’artiste écossais dans une mise en scène mêlant ombre et lumière.

La scénographie pensée par Douglas Gordon nous plonge dans une inquiétante pénombre où seules quelques guirlandes brisées apportent une lueur ou quelques touches colorées à l’ensemble. Le reflet des ampoules multicolores rejaillit sur une plaque d’aluminium éclairant les ténèbres. Les éclats des ampoules brisées crissent sous nos semelles, alors que nous nous abîmons peu à peu dans un monde crépusculaire où des loups menaçants et des cygnes disloqués, voire carrément décapités ou vomissant une épaisse peinture noire, rôdent dans la galerie.

Mais à ces corps d’animaux meurtris et amputés répond le corps sublimé de la fragile Svetlana Lunkina, danseuse étoile dont l’image et l’aura merveilleuses traversent comme une comète l’univers lugubre de Gordon. Anna Gaskell présente en effet un travail photographique quasi documentaire autour de la figure de Svetlana Lunkina qu’elle suit dans son quotidien, dans son chez soi, dans son intimité. Elle capture aussi à travers de courtes séquences vidéo les répétitions et chorégraphies qu’exécute la danseuse. Indéniablement, le regard qu’elle porte sur Svetlana Lunkina est pétri d’admiration et de fascination, comme si elle érigeait la danseuse en une véritable muse, en un idéal artistique et féminin.
Mais cette vénération portée à la danseuse ne se cantonne pas au domaine purement artistique, puisqu’Anna Gaskell est pleine d’empathie pour le parcours chaotique de Svetlana Lunkina: suite à des problèmes avec le directeur du Ballet du Bolchoï, elle décide de quitter son ballet, sa carrière, son pays, pour partir avec sa famille au Canada et vivre comme une exilée.

La beauté de la danseuse se trouve encore décuplée quand on la découvre dans la banalité de sa vie et des gestes du quotidien. La beauté ne réside donc pas uniquement dans un corps parfaitement mis en scène exécutant des chorégraphies savantes. La beauté demeure également dans chaque schème qu’épouse ce corps marqué par les exigences et la discipline inhérentes aux danseuses des grands ballets classiques.
Anna Gaskell construit donc un hommage à Svetlana Lunkina, célébrant sa figure, lui rendant quasiment un culte. Son corps svelte et léger dort de côté, une omoplate saillante venant alors révéler l’ossature aiguisée de la jeune femme. Un gros plan de profil nous dévoile sa gorge ainsi que sa nuque. On perçoit sa bouche entrouverte dans un moment d’extase, ou son regard briller dans la pénombre et venir transpercer notre cœur. Nous n’avons alors plus uniquement affaire à une lointaine silhouette que l’on observerait sur scène, mais à un corps concret, à une personne physique dont la proximité nous trouble. Plus prosaïquement, on découvre encore Svetlana Lunkina en sous-vêtement dans les loges, en train d’enfiler un habit, ou à contre-jour dans l’entrebâillement de la porte de son dressing. Anna Gaskell s’amuse d’ailleurs à imiter la danseuse en reproduisant sa pose dans une image qui ressemble moins à un autoportrait qu’à une tentative de s’identifier pour de bon à son modèle, à l’idéal qu’elle vénère et effleure du bout des doigts en la suivant comme son ombre au jour le jour.

On ressent également chez Anna Gaskell la tentation de s’approprier son modèle, de la mettre en scène, de la façonner, de la pétrir. Dans la vidéo The Stronger, Svetlana Lunkina s’échauffe dans une salle de répétition, effectue des mouvements préparatoires. Anna Gaskell apparaît toutefois subrepticement à l’arrière-plan, sa main surgit du hors-champ de manière quasi subliminale comme si elle donnait par-là quelques consignes ou directives à la danseuse.
Remarquons aussi que ce film joue sur deux registres esthétiques. L’un noir et blanc, relativement vintage, où l’image comporte un grain très marqué. L’autre en couleur, où apparaissent des tonalités très froides. Et, à l’instar de certaines photographies, la caméra exécute dans les deux cas des gros plans sur le visage de la danseuse, sa gorge, ses hanches, ses pointes.

La vidéo & Juliet rejoue quant à elle la scène du balcon de Roméo et Juliette dans un pas de deux que Svetlana Lunkina interprète pourtant toute seule ici. Seule sur scène, donc, portant une longue robe blanche, la danseuse délaissée exprime sa solitude, les absences et les manques qui trouent son existence depuis son exil de Russie, et le sentiment d’arrachement qui la meurtrit. La caméra d’Anna Gaskell prolonge l’hommage à la muse dans un style plus cinématographique, avec des plans américains ou des gros plans soulignant le sourire radieux de la danseuse. La musique et les cordes des violons viennent appuyer l’effet de dramatisation de la scène où la danseuse bientôt s’agenouille et supplie, tournoie sur elle-même, s’arrête net, se retourne lentement vers son amant invisible, et lève le bras dans sa direction en signe d’invitation.

Enfin, la séquence Balletomane présente un étonnant duo: Anna Gaskell se meut à son tour en danseuse et accompagne Svetlana Lunkina dans ses mouvements, comme un double. Elles effectuent toutes deux côte-à-côte la même chorégraphie (l’artiste accomplit-elle alors son rêve ou son fantasme en se mesurant à son idole?).
Evidemment, Anna Gaskell fait preuve de bien moins de grâce, de souplesse, de légèreté, de fluidité ou de tonicité que la danseuse étoile. Néanmoins, et malgré ses maladresses, elle endosse pleinement ce rôle de doublure ou de faire-valoir. Sa performance illustrerait même finalement l’ontologie platonicienne où le double ne peut être que moins parfait que le modèle ou l’idéal auquel il se réfère.

Å’uvres
— Anna Gaskell, SVETA 11, 2013. Giclée print. 83.8 x 121.9 cm
— Anna Gaskell, SVETA 41, 2013. Giclée print. 83.8 x 121.9 cm
— Anna Gaskell, SVETA 57, 2013. Giclée print. 83.8 x 121.9 cm
— Anna Gaskell, SVETA 82, 2013. Giclée print. 83.8 x 121.9 cm
— Douglas Gordon, Untitled, 2014. Black wolf, acrylic paint, oil paint, mounted on wood. 187 x 64 x 106 cm

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