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Terrains vagues

PEmmanuel Posnic
@12 Jan 2008

Le travail de Maja Bajevic, née à Sarajevo, est marqué par le traumatisme des guerres en ex-Yougoslavie. Si son œuvre interroge constamment le rapport d’une population avec la guerre, elle est aussi essentiellement autobiographique.

On aurait tort de reléguer dans les tiroirs de l’histoire le traumatisme des guerres en ex-Yougoslavie. Les plaies ne se sont pas toutes refermées, plus de dix ans après la fin des conflits. Et comment pourrait-il en être autrement, notamment pour une génération d’adolescents et de jeunes adultes qui porte aujourd’hui ce fardeau, peut-être plus que tout autre. Comment peut-elle pardonner, surtout comment peut-elle envisager sa propre histoire?

Le travail de Maja Bajevic se situe à la croisée de ces questions. Née à Sarajevo en 1967, elle symbolise, en quelque sorte, cette jeunesse tronquée. Et si son œuvre interroge constamment le rapport d’une population avec la guerre, elle est aussi essentiellement autobiographique, à la fois secrète dans sa manière de décrire les mondes de l’artiste, et politique, engagée lorsqu’elle met le spectateur face aux contradictions de nos sociétés contemporaines.

En somme, l’exposition «Terrains vagues» a le souci du détail, de la complicité intimiste et le désir de faire émerger une nouvelle forme de résistance.

Maja Bajevic présente deux vidéos de 2001 et 2002 ainsi qu’une série de six photographies de 2005.
La série de photographies accrochée sur les murs de la salle principale (Merry Christmas and Happy New Year) révèle d’emblée l’ambiguïté de la situation. A l’approche de Noël, l’artiste photographie des maisons salies par la guerre, éventrées par les éclats d’obus, des routes défoncées par les convois militaires, des terrains vagues, nous y venons, éprouvés par la rudesse du climat et portant ici et là les cicatrices du temps où la région était à feu et à sang.
La tranquillité malgré tout revenue, les fêtes de Noël semblent transfigurer les lieux, comme partout ailleurs. Mais c’est justement cet effort de normalité qui étonne ou qui gêne face à l’accablante réalité d’une reconstruction traînante. C’est ce malgré tout d’humanité que Maja Bajevic saisit au vol, la nuit tombée, préservant autant qu’elle le peut une certaine distance avec ses sujets.

Elle maintient cette distance même lorsqu’elle mêle au drame national ses propres blessures de jeune adulte. Dans la vidéo Green Green Grass of Home, Bajevic décrit l’appartement de ses grands-parents depuis une immense pelouse vierge. Elle nous resitue les pièces, parcourant ainsi en plan fixe l’hypothétique habitation de ses aïeux à Sarajevo, celle qu’elle n’avait jamais revu, celle qui restera gravé dans sa mémoire, celle qui fut occupée par les militaires durant toute la guerre. Ce geste poétique largement teinté de mélancolie dépasse les contours de sa propre histoire. Il symbolise la réactivation des lieux de mémoire (d’ailleurs, ne faut-il pas voir dans le tracé de l’appartement que l’artiste dessine pas à pas, l’esquisse ou pour le moins la révélation immergée d’un monument du souvenir ?), ce puissant désir de retour aux origines qui frappent l’ensemble des rescapés, au-delà même du conflit bosniaque.

C’est en tout cas la grande force de Bajevic : traiter d’une problématique intimiste pour entrevoir des gémellités avec d’autres expériences humaines.

Dans la deuxième vidéo intitulée Double Bubble, Bajevic récite mécaniquement d’étranges phrases formulées autour d’une contradiction équivoque : «Je vais à l’église. Je viole des femmes», «Ma femme porte le Tchador, je l’oblige à le porter. Ensuite, je vois des prostituées».
Quand la religion instrumentalise les postures sociales d’un côté et, de l’autre, déshumanise les actes : plus que des contradictions, l’artiste pointe les failles d’une culture marquée par le religieux qui voit régner l’hypocrisie en maître.
Une hypocrisie qui écrase ses victimes, des femmes, toujours les mêmes : c’est là le deuxième axe de l’œuvre de Maja Bajevic, finalement le plus politique, le plus engagé et dans l’urgence qui caractérise son travail, le plus clairvoyant.

Maja Bajevic
— Merry Christmas and a Happy New Year, 2005. Série de sept tirages cibachromes contrecollés sur aluminium. 50 x 75 cm (chacun).
— Double-Bubble, 2001. DVD en boucle. 3’60’’.
— Green Green Grass of Home, 2002. DVD, en boucle. 17’53’’.

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