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Suites

PAudrey Norcia
@12 Jan 2008

Après avoir reçu les photographes Patrick Faigenbaum (2004), Jean-Luc Moulène (2005) et Candida Höfer (2006), le Louvre invite un autre photographe : Christian Milovanoff, dont l’actuelle exposition Suites est une rencontre entre l’art antique et l’art contemporain, au croisement de la sculpture, de la photographie et du cinéma.e

Dès 1980, avec Le Louvre revisité , le photographe Christian Milovanoff réalisait une sorte d’archéologie de la peinture; puis ses réflexions se poursuivirent en 1988 avec Retour à l’Antique (une série conçue autour des peintures de ruines d’Hubert Robert), et, en 2002, avec Conversation Pieces au Frick Art & Historical Center (en référence cette fois aux portraits de groupe du XVIIIe siècle anglais).
L’actuelle exposition Suites est une rencontre entre l’art antique et l’art contemporain, au croisement de la sculpture, de la photographie et du cinéma.

Une vingtaine d’épreuves de grands formats, accrochées sur les murs bruts de la salle de la maquette, et disposées en frise, représentent des détails de bas-reliefs assyriens et perse achéménide — appartenant respectivement aux palais de Khorsabad (fin du VIIIe siècle av. J.-C.) et de Suse (Ve-IVe siècle av. J.-C.) —ainsi que des détails de statues akkadienne et néo-sumérienne, conservés au Louvre, au département des Antiquités orientales.
Certaines des images sont en couleurs, d’autres en noir et blanc ; d’autres sont des négatifs. Le photographe y fait varier le cadrage et l’échelle.

Le travail de Christian Milovanoff consiste en une recomposition de ces oeuvres sculptées : au-delà de ce qui y est montré et orchestré, le découpage et la précision photographiques donnent à voir paradoxalement comme une extension de l’oeuvre initiale, par une suite de fragments.

Christian Milovanoff décompose les immenses frises assyriennes et perses achéménides — racontant tantôt des épopées légendaires (celle de Gilgamesh), tantôt des faits de guerre, ou des scènes d’apparat — pour raconter d’autres histoires, plus intimes. Plus resserrées, à l’image du cadrage choisi : décentré par rapport au sujet principal, pour s’attarder sur des détails.
De la grande Histoire écrite par les puissants, Christian Milovanoff nous introduit dans celle du détail, de l’insignifiant pourtant chargé de sens. Le jeu d’échelle et le plan serré participent de cette seconde lecture qui nous permet d’apprécier les matières différentes de la pierre (son velouté, ses aspérités, ses stries, ses taches) : autant de textures et de grains, naturels ou dus au temps, magnifiquement traduits par le lissé du tirage.

Notre regard, normalement tenu à distance par la majesté impressionnante des bas-reliefs originaux, peut ici s’approcher sans gêne, effleurer l’extrême minutie du travail de la pierre.
L’artiste rend en effet hommage à la délicatesse de finitions des orthostates assyriens ou à celle, sublime et colorée, des archers «immortels» et des bêtes mythologiques du palais de Darius : boucles des barbes et chevelures, bijoux, rosaces des manteaux, mèches-virgules des crinières des lions… En déshabillant la pierre solennelle, Christian Milovanoff en fait surgir d’autres reliefs, d’autres personnages.

Par le changement d’échelle, il fait basculer la hiérarchie des éléments : les détails sont au premier plan, et notamment des détails physiques, tels que les mains et les pieds, dont les contours sont subtilement redessinés sous l’objectif du photographe.

Malgré la volonté d’afficher l’unité politique de l’empire et de rassembler puissamment ses diverses composantes culturelles — ce qui est rendu plastiquement et donc visuellement, à travers la ressemblance des personnages assyriens, ou la règle d’isocéphalie pour la frise des archers — le détail et le particularisme émergent. Le récit principal, historique et politique, est ainsi détourné pour mettre en scène une chorégraphie de gestes.

La narration s’ouvre sur les mains paisiblement croisées de la statue de Gudea : le motif est repris tout au long des séquences, comme fil conducteur. C’est la main qui nous conduit d’un détail ornemental à l’autre souligné avec constance par le cadrage.
Quand des mains chargées d’ objets sont tendues vers Sargon II, ce sont les tributaires mèdes qui, en visite au roi, apportent des présents : la main est geste politique. Quand elle agite une situle, c’est un génie ailé accomplissant le rite de fertilité : la main est alors geste religieux.

C’est donc bien le geste comme signe, comme langage que Christian Milovanoff a mis en relief. Gestuelle millénaire et toujours compréhensible. Là où un État s’était efforcé de montrer la grandeur, la magnificence d’un peuple, Christian Milovanoff s’applique à nous montrer la rémanence et la beauté du geste universel. Cette lente procession, ponctuée de têtes inclinées se faisant la révérence, de lions symétriquement affrontés, de mains dialoguant à distance — redécouverte (ou réinventée) par le photographe —, réhabilite silencieusement la dimension humaine dans l’immensité de la frise.
L’image photographique donne alors une nouvelle épaisseur au récit sculpté et à l’effigie.

Les visages stéréotypés sont illuminés d’une vie nouvelle, la pierre vibre, les personnages s’animent : l’histoire se déroule comme une pellicule. Ici le travail photographique s’apparente au cinéma : un long travelling de la frise des archers, une suite de morceaux choisis, que notre regard doit monter.

Vous en conviendrez donc : la photographie ici ne se contente pas de restituer l’objet d’art, de le dupliquer, elle se réapproprie l’oeuvre pour la lire autrement; elle fait acte de création. Loin d’avoir été subtilisée par l’acte photographique, il semble que l’aura de ces oeuvres originelles ait été réveillée.
Christian Milovanoff nous apprend à lire dans le creux de la pierre ; c’est ce que suggère la photographie montrant des briques glaçurées et colorées de la frise des griffons : deux pans de briques sont séparés, le visiteur contemple son reflet dans cet interstice, et glisse dans cette faille temporelle. Un autre récit est possible.

L’Antiquité revêt aussi une dimension actuelle. En légende de chaque photographie : non pas un cartel, mais des coordonnées géographiques (latitude et longitude), indiquant le lieu exact de provenance des oeuvres. Coordonnées spatiales, et pays qui résonnent fortement : Iraq, Iran… Campagnes de fouilles archéologiques, campagnes militaires : le terrain est miné.
Des détails évoquent d’ailleurs discrètement et symboliquement l’allusion à la violence et à la guerre en général : le cri du lion maintenu captif par le héros-dompteur, les corps mutilés (pieds de Naram-Sin, jambes de la statue yéménite de bronze, prêtée au Louvre de mai à octobre 2007 par le Musée de Sanaa), ou encore le focus opéré sur les armes d’apparat.

Pour nous rappeler que la photographie est, comme la technique du bas-relief en son temps, une «technologie de pouvoir». Nous sommes confrontés à deux croyances en l’image. Fonctions apotropaïques des génies ailés, et des dompteurs de lion de ces bas-reliefs ; pouvoir magique de l’image.
La photographie nous renseigne des dangers potentiels de l’image… Elle nous dit aussi qu’il faut voir avec son temps : voir son temps à travers le Temps, voir contre son temps. Preuve en image.

Christian Milovanoff
— Génie tenant une fleur de pavot
— Archers 1
— Deux fonctionnaires 2
— Guerrier en armes deux fonctionnaires 1
— Griffons
— Naram-Sin
— Serviteur
— Héros maîtrisant un lion

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