ART | CRITIQUE

Stutttering

PFrançois Salmeron
@28 Jan 2015

Présentée dans les espaces de la galerie Chantal Crousel et de La Douane, cette double exposition constitue le prolongement de «Stuttering», organisée au Crac de Sète durant l’été. Melik Ohanian y explore la polysémie des objets et des mots dans des œuvres sensibles, interrogeant notre être-au-monde et notre rapport au temps.

La déformation qu’opère Melik Ohanian à partir du terme anglais «Stuttering» («bégayer»), révèle l’une de ses principales préoccupations: détourner nos modes d’énonciation, créer des glissements sémantiques ou des calembours. Ici, le titre même de «Stutttering», avec le triplement de la lettre «T», illustre de façon assez cocasse son propre sens, en venant buter sur la consonne centrale du terme. Ainsi, le titre de l’exposition nous livre d’emblée une piste pour interpréter l’œuvre de Melik Ohanian, qui fonctionne comme une mise en boucle, une répétition, un écho.

Dès notre entrée dans la galerie, un disque de laiton appelle aussitôt notre regard de ses éclats dorés. En s’approchant du disque, dont le reflet se projette sur le sol, nous apercevons des phrases gravées sur sa surface. Yellow Memory offre en effet tout un travail de déclinaison sémantique à partir de trois verbes: to see, to think, to say (voir, penser, dire). En utilisant la même structure grammaticale, Melik Ohanian sonde ici toute une constellation de significations possibles: «To see what you think», «To say what you see», «To think what you say», etc. Les phrases composées apparaissent ainsi comme un jeu combinatoire. Le langage, à l’image des phrases épousant la forme du disque, s’enroule sur lui-même et crée un phénomène d’écho ou de résonnance, comme si le disque de laiton, d’ailleurs, se transformait en une cymbale dont la sonorité se propage en différentes ondes.

A cette constellation de significations possibles vient répondre Modelling Poetry, qui explore quant à elle un futur cosmique jugé probable par la science: la collision, dans 4 milliards d’années, entre la Voie lactée et la galaxie d’Andromède. A travers une séquence se déployant image par image, on perçoit deux boules incandescentes se rapprocher l’une de l’autre, formant ainsi un ballet cosmique saccadé, hypnotique. Mais cette collision est-elle vraiment certaine, absolument prévisible, répondant en cela au travail de Laplace, qui fixait comme but à la science de pouvoir prévoir l’avenir dans un univers déterministe? Ou l’avenir demeure-t-il indécidable? L’observation du passé et du présent présage-t-elle nécessairement l’avenir? De plus, au-delà de la question de la probabilité de l’advenue d’un tel événement, demeure une autre problématique: la science, même à travers ses processus algorithmiques les plus poussés, peut-elle nous donner la représentation adéquate d’un phénomène si vaste, si lointain et si puissant? L’intensité et l’échelle démesurées du phénomène sembleraient plutôt surpasser le pouvoir de notre imagination, et notre capacité à nous représenter un événement si grand.

La réflexion sur la science et ses instruments de mesure se poursuit dans Transvariation, dont la surface plane représente une carte de l’Arctique où se situent une douzaine de stations de recherche internationales. Des sphères lumineuses, plus ou moins intenses, traduisent les premiers relevés de températures effectuées dans ces stations à la fin du XIXème siècle. Les données passées servent alors de point de référence pour évaluer les variations de température que l’on observe aujourd’hui, et qui dénotent un réchauffement climatique. Les sphères lumineuses apparaissent alors comme des boules de cristal à travers lesquelles nous pourrions entrevoir l’avenir. Melik Ohanian convertit ainsi des données scientifiques en signaux lumineux, tout en interrogeant cette volonté de quadriller, quantifier et penser notre rapport au monde. Toutefois, l’artiste rappelle que la dimension scientifique d’un tel projet est avant tout portée par une volonté humaine d’explorer le globe et de voyager dans les contrées les plus hostiles, témoignant en cela d’une dimension existentielle plus profonde encore.

Nous passons du froid polaire à un paysage plus exotique avec Shell, représentant sept cauris, coquillages utilisés comme monnaie d’échange dans la Chine ancestrale, ou comme fétiches divinatoires dans les rites tribaux. Ces coquillages se trouvent ainsi investis de différentes valeurs d’usage. Ils demeurent foncièrement polysémiques. Leur signification change selon le contexte où ils se trouvent employés. Nous pouvons également remarquer qu’à travers ces deux fonctions, le cauri semble emprunter deux des valeurs possibles que Walter Benjamin accorde à l’œuvre d’art: soit une fonction cultuelle, en s’inscrivant dans les rites d’une société, soit une valeur marchande.

Pourtant, l’exploration du temps, de l’espace et des cultures humaines ne passe pas que par une échelle collective, mondiale ou universelle. Red Memory et Pulp Off se penchent à leur tour sur une forme de mémoire plus intime, ayant trait à des parcours de vie personnels. Par exemple, à travers Red Memory, Melik Ohanian réutilise des photographies prises par son père, relatant certains épisodes de sa vie. La thématique du voyage ou du déplacement prend ici une valeur plus anthropologique, révélant les différentes strates dont se compose l’identité humaine. Les filtres transparents rouges, à travers lesquels apparaissent les images du père de l’artiste, s’avèrent être les seuls éléments de couleur venant casser l’esthétique «white cube» de l’ensemble de l’exposition.

La série Pulp Off rend quant à elle hommage aux victimes du génocide arménien de 1915, via les écrits de l’essayiste Janine Altounian, dont le père a écrit un témoignage de cet épisode douloureux de l’Histoire. Les exemplaires invendus de son livre, qui devaient être envoyés au pilon, ont été rachetés par Melik Ohanian. Tandis que l’on découvre le manuscrit original, le livre apparaît également sous une forme dématérialisée (il a été numérisé et est consultable sur tablette), et désintégrée à travers un immense tas de pages déchiquetées, ou un sablier contenant les couvertures du livre. L’entassement de ces pages se comprend comme une métaphore des charniers humains et des massacres, dont l’artiste perpétue la mémoire des victimes.

L’exposition de La Douane offre une suite à ces deux séries. On y découvre également les vidéos Stuttering, où l’image bégaie littéralement: deux photos de plantes, prises depuis le même point de vue, mais avec une focale différente, se succèdent en boucle. La végétation semble alors reprendre vie, comme si elle était animée par un souffle ou un élan vital. Girls of Chilwell retient enfin notre attention avec ses trois sculptures à échelle 1 représentant des ouvrières, dans une usine d’armement, maniant de la nitroglycérine. Un véritable face-à-face s’instaure entre le spectateur et ces sculptures à taille humaine, tandis que leur gestuelle demeure suspendue, comme l’instant fatidique précédant toute déflagration.

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