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Richard Fauguet

Faites de dessins, peintures, sculptures ou photographies, les œuvres de Richard Fauguet, souvent insolites et humoristiques, apparaissent sans lien apparent, d’une absolue étrangeté, associant de façon parfaitement invraisemblable des éléments a priori inconciliables. Aberrantes et… indiscutables.

Pour l’observateur occasionnel, l’œuvre de Richard Fauguet peut apparaître comme une succession de pièces insolites et humoristiques sans lien apparent. De fait, la diversité de sa production — dessin, peinture, sculpture, photographie, etc. —, le rapport très particulier et déterminant qu’il entretient avec ce qui donne forme, la nature même de sa démarche qui impose un renouvellement permanent, et la vision par trop fractionnée que l’on en a eu jusqu’à présent, rendent difficile une perception d’ensemble.

Au demeurant, et c’est une caractéristique essentielle, les oeuvres de Richard Fauguet se distinguent avant tout par leur absolue étrangeté. En jouant à tous niveaux sur la notion de collage, en associant de façon parfaitement invraisemblable des éléments a priori inconciliables ou dont on ne pouvait du moins imaginer raisonnablement le moindre rapprochement, l’artiste en vient à nous proposer des pièces qui à plus d’un titre semblent relever de l’aberration. Mais qui s’imposent à nous, ce n’est pas le moindre des paradoxes, par leur évidence.
Cette étrangeté, cette aberration, tiennent précisément du fait que ce qui nous est donné à voir s’avère également indiscutable.
Il était donc bon de revenir avec Richard Fauguet dans son atelier sur certaines des oeuvres marquantes réalisées depuis le début des années 1990.

On a souvent mis en avant l’aspect hétéroclite de ton travail. De toute évidence il s’agit là d’une vision très superficielle de ce que tu fais, mais comment réagis-tu à ce point de vue?
Richard Fauguet. J’admets que le travail prend des formes différentes. En même temps, comme j’ai l’impression de faire toujours la même chose, j’essaie de ne pas faire la même chose. Ce qui produit des pièces, des sculptures, des dessins ou un ensemble de choses qui peuvent paraître formellement assez différentes les unes des autres, mais qui en réalité ne le sont pas tant, et qui dans le temps composent des sortes de familles. À y regarder de plus près, je crois qu’on peut déceler un fil conducteur à travers toutes ces pièces, voir qu’il n’y a pas tant d’écart que cela entre les lingeries sur lasagnes, les pièces en verre, les draps brûlés, etc. Mais je ne veux pas lutter contre cette idée. A priori quand on voit un ensemble de pièces, on peut se demander ce que ce type fabrique, et à vrai dire au début, je me suis moi-même posé la question…

Sans aller jusque-là, et même si l’on peut retrouver des logiques communes à toutes ces pièces, notamment à travers la notion de collage qui à tout point de vue fonde ton travail, force est de constater que ta démarche procède aussi par contrastes, par ruptures. Faut-il y voir une volonté de déstabiliser le spectateur?

Richard Fauguet. Non, honnêtement, pas du tout. A vrai dire, je me lasse assez rapidement des choses. Je vois bien qu’il y a des séries que je suis capable d’entamer, par exemple celle des dessins sur calque, les vélos, les lustres – j’ai la nécessité d’en faire plusieurs pour voir – et puis il y a un moment où les choses s’arrêtent d’elles-mêmes. Ainsi la série des insectes: j’en ai fait quatre-vingt ou cent et à un moment, je n’y vois plus rien, ou alors j’en tente un dernier en très grand pour finir, et le très grand, j’en bave tellement pour le faire que je me dis que cette fois, il faut que j’arrête. Je ne me le dis même pas : ça s’impose. J’aime l’idée de la série courte. Barthes dit qu’il adore la forme courte parce qu’il adore commencer. Et moi, j’adore commencer une nouvelle chose. J’adore trouver quelque chose de nouveau.

Tu parles de grandes familles qui se composent et effectivement entre les Vénilias, les sculptures en verre siliconé, ou bien celles réalisées à base de tuyaux de poêle, on perçoit bien des séries qui se développent dans le temps. Pour parler des sculptures en verre, peux-tu nous dire très précisément comment l’idée t’en est venue?

Richard Fauguet. C’est vraiment parce que tu m’en parles que cela me revient… En fait, je me souviens de repas avec des étudiants à l’école des Beaux-arts de Châteauroux, où j’enseigne, au cours desquels tu as toujours celui qui te dit qu’il n’y arrive pas, « qu’il ne trouve pas la forme adéquate à son concept », et tu n’en peux plus, tu ne trouves pas les mots pour dire ce qu’il faudrait faire, mais à un moment, dans cette cantine, je me suis saisi de deux carafes sur la table et, en les reliant, je me suis exclamé: « Mais bon sang, c’est pas compliqué, regarde: ça fait bien une tête, non? » Et moi-même, en l’énonçant de cette façon, j’ai vu que je pouvais en faire une. Et à partir de là, si on peut faire une tête, on doit pouvoir faire autre chose… Puis vient cette proposition d’exposition à Brétigny qui arrive à point nommé, avec l’idée qu’il faut peut-être une pièce unique par rapport à cet espace long et étroit, l’idée d’une grande table avec des objets posés dessus qui vont avoir affaire avec la vision. Ainsi l’oeil, le fusil à lunette, ou bien le robot, parce que je vois dans Libération une photo d’un robot que les Américains ont envoyé sur Mars et dont je constate que les chenilles faites pour qu’il se déplace ressemblent étonnamment au sucrier que j’ai chez moi… Voilà. ça commence par des associations un peu intuitives, et à un moment je me dis que ce truc, je vais me le faire… Mais je ne me suis jamais dit consciemment et après mûre réflexion que j’allais me lancer dans la sculpture en verre.

A l’origine, il y a donc des choses que tu enregistres, que tu emmagasines, mais en parallèle il y
a aussi la pratique du dessin…

Richard Fauguet. Oui, absolument. Avant de trouver tout ça, je suis passé par des stades où il y a eu des milliers de dessins, et puis des desssins sur calque, des dessins à l’encre de Chine, des trucs un peu benêts, un peu simples. Le dessin est une pratique permanente, et puis tu ne sais pas pourquoi, mais tu épuises une espèce de registre, ça t’aide à écrémer des choses : Tout d’un coup tu deviens un peu plus juste dans ta manière de formuler deux ou trois idées, tout en étant persuadé que ce sont les matériaux qui t’indiquent à chaque fois la marche à suivre. Les carafes sont un bon exemple. Je me suis dit à un moment que je pourrais de cette façon faire un tank, et il est évident que je peux en faire un. Les formes sont là pour s’agencer. Un microscope, c’est deux verres à vodka, un saladier, un présentoir à bonbons, et puis un bol. Il n’y a aucun problème. Il est déjà là, pour moi. Il suffit juste de le faire monter. Mais il n’y a jamais eu de volonté programmatique.

Pour revenir à ton « grand verre », cette table qui supporte une trentaine d’objets faits en collant au silicone des éléments de vaisselle en verre pauvre et qui ont tous à voir plus ou moins avec la notion de vision, tu m’avais parlé à l’époque d’une visite au musée du cinéma que tu avais effectuée pour voir notamment ces extraordinaires machines – qui, de fait, font très robots des premiers temps de la science-fiction – réalisées avant l’invention de la caméra. Sans parler de programme, en décidant d’aller là-bas, tu avais malgré tout une idée assez précise de ce que tu allais faire, non?
Richard Fauguet. Oui, c’est quelque chose que tu vas chercher, à partir du moment où tu as une sorte d’intuition.
Je me souvenais aussi du film Le Voyeur, et notamment cette caméra que l’on y voit : j’ai pensé que je pouvais la refaire intégralement avec ses trois objectifs. Donc: un saladier et trois verres. J’ai revu le film et ça s’est confirmé. Il y avait le fusil de Marey, qui était d’un basique absolu: trois verres à diabolo citron, la carafe, le(?). Je l’ai réalisé rapidement. Et puis j’ai vu le livre de Laurent Mannoni sur l’histoire du cinéma avec ces premiers instruments créés au moment où l’on cherchait à reproduire le mouvement, et je voyais très bien que tout ça correspondait à des espèces de formes élémentaires que je pouvais d’autant mieux fabriquer que mes éléments à moi, d’un point de vue sculptural, étaient très élémentaires. Après, en termes d’instruments de vision, tu penses à des fusils à lunette, ce qui de la même façon semble très simple à réaliser mais qui s’avère plus compliqué que prévu: il faut des verres extrêmement fins pour figurer les lunettes, et après avoir écumé les supermarchés, tu repères que les éléments les plus fins que tu puisses trouver, ce sont des bouteilles de sauce à huître chinoise. Donc, j’ai acheté de la sauce à huître pendant un mois pour en avoir vingt-cinq bouteilles… Il y a aussi des éléments comme ces petites bouteilles de whisky qu’on te donne dans l’avion que tu gardes parce que tu sais que ça va te servir… Puis tu agences. C’est comme du Lego, ça se combine facilement.

Tout se combine facilement, mais on finit quand-même souvent par se retrouver avec des choses tout à fait inconcevables. Prenons Les Molécules célèbres. Je parlais de ruptures, on pourrait tout aussi bien parler d’écarts, de grands écarts même, entre, déjà, cette facture de dessin un peu fruste pour représenter une figure mythique, à savoir celle de Glenn Gould, et puis un glissement avec ce qui à l’origine devait être, j’imagine, des « hommes célèbres » et qui deviennent donc des molécules, ce qui, même si ça peut sembler être justifié par la présence de ces petites sphères autour des mains du personnage, reste pour le moins incongru . Bref, tu me diras peut-être que tout ça est d’une logique implacable, mais on a à l’arrivée quelque chose de complètement aberrant. Encore une fois, comment tout cela est-il arrivé? Et d’abord, pourquoi les « Molécules célèbres » ?
Richard Fauguet. Peut-être parce que j’étais en train de travailler sur une pièce avec les footballeurs… Tout ça appartient à un registre de l’ordre du quotidien, ou plutôt du domestique. Il y a des choses qui viennent de l’enfance, comme la collection des figurines Panini. Et question « hommes célèbres », il n’y a pas que les footballeurs, il y a aussi les musiciens. Et puis je venais de réaliser une molécule de chien, donc pourquoi pas une molécule d’homme célèbre… Pour tout dire, il y a eu une période de trois-quatre ans très productive : Les draps brûlés, les soutiens-gorges, les molécules, les dessins d’après les musiciens célèbres… Ça n’a pas arrêté. C’est un peu le phénomène des dominos: une chose pousse l’autre. Et puis à un moment, je ne peux me satisfaire d’être dans une seule pratique. Il y avait toujours le dessin, mais j’éprouvais la nécessité de fabriquer quelque chose de plus complexe. Alors que techniquement, et vraiment sans fausse modestie, je ne sais pas faire grand-chose. Mais ce qui me plaît, c’est cette idée que tu puisses devenir malgré tout adroit. Et c’est aussi pour ça que je n’arrête pas de faire des choses. Justement, la Molécule de chien, j’ai commencé à la faire en me disant que ça ne pourrait pas marcher, que tout allait se casser la gueule. On me l’avait même assuré. Et puis ça finit par marcher. Il y a un moment où c’est même décevant de voir que ça marche.

La Molécule de chien est munie de cinq pattes et je vois là une photo de la pièce où le chien représenté n’en comporte que quatre. Tu en a donc rajouté une, celle qui est la plus longue, d’ailleurs. Pourquoi?

Richard Fauguet. Peut-être parce qu’au musée de Châteauroux, il y a un mouton à cinq pattes… C’est aussi parce que structurellement c’était nécessaire, ça m’assurait une assise supplémentaire tout en faisant gonfler la pièce dans l’espace. Mais reconstituer un chien en globules de verre fait qu’on reconnaît l’animal, simplement, alors que le prolonger par une cinquième patte, ou par ce que moi j’appelle un boulet, fait que quand-même…

… On bascule dans autre chose.
Richard Fauguet.  Oui, c’est ça.

De fait, c’est moins logique que prévu. Assez régulièrement, tu opères de cette façon: proposer quelque chose d’inattendue par rapport à une logique engagée. Et quand je dis logique… Là, un chien, on le reconnait à peu près, en tout cas à partir du moment où l’on a lu le titre; la molécule, on en est moins sûr mais en même temps, on veut bien l’admettre de par la présence de ces globes; et puis finalement l’animal a cinq pattes, etc.
Richard Fauguet. Oui, il y a l’idée que l’on puisse être dérangé. Reconnaître tout de suite l’animal, ce n’était pas satisfaisant. Il fallait que ça tiraille vers autre chose. Il y a surtout l’apparition d’une espèce de corps un peu étrange, avec en même temps l’idée de la molécule et même de la greffe. Avec aussi ce changement d’échelle, comme si la plus petite entité qu’on pourrait trouver dans l’univers – on est dans le début de la forme et de l’existence – ressemblait à la création finale. Et puis ce qui me plaisait dans ces pièces en globules, dont je crois que celle du chien est la plus réussie, c’est aussi l’idée d’un possible prolongement dans l’espace. En tout cas, au bout d’un moment, après avoir travaillé sur ce qui au départ est une sorte d’intuition, quelque-chose que tu vas laisser décanter, puis que tu vas réduire ou augmenter, radicaliser, apparaît autre chose qui est pour moi une sorte d’évidence. J’aime que les pièces que je fabrique soient de l’ordre de l’évidence, de la trouvaille. Qu’on n’y perçoive pas le travail. Que ça semble n’être qu’une idée. Que ce soit imparable. Comme modèle, il y aurait la tête de taureau de Picasso, par exemple. Un peu comme dans les bandes-dessinées où pour signifier qu’un type a une idée, on dessine une ampoule au-dessus de la tête. Eh bien c’est aussi simple que ça. Il faut qu’à un moment donné, il y ait une ampoule qui s’allume.

Quand tu parles de ce genre d’évidence, de pièces dont la lecture s’impose instantanément – même si délire il y a, même si l’absurde est toujours présent –, on pense surtout à des oeuvres comme Tutta la famiglia, ou bien à la table de ping-pong…

Richard Fauguet. Pour Tutta la famiglia, je devais faire cette exposition à la galerie Persano de Milan, et il y avait un nombre impressionnant de vélos alors que peu de temps auparavant, à Paris, j’avais noté toutes ces rues pleines d’arbres qui semblent « antivolés », parce que les gens laissent leur antivol pour garder la place de leur vélo… C’est le côté sculpture involontaire. Tu te promènes, et tout est là. Et puis tu imagines facilement un arbre qui en comporterait un très grand nombre, qui serait « sur-antivolé », en quelque sorte. Mais tu te dis que serait quand même plus simple de faire ça avec les vélos euxmêmes. Cela dit, un arbre dont le tronc serait entièrement entouré d’antivols, ce pourrait être une belle sculpture. La table de ping-pong, c’est amusant, c’est une pièce que tout le monde a l’impression d’avoir déjà faite ou déjà vue. C’était simple, il s’agissait juste de savoir comment, à partir d’une histoire de l’art et notamment des photos de Marey, on peut faire de la sculpture à partir d’une image (un des grands gimmicks depuis quelques années), pour aboutir à quelque chose qui soit effectivement comme une sorte d’évidence.

Dans le genre prélèvements qui donnent lieu à des pièces d’une parfaite lisibilité, il y a la série des Vénilias. A nouveau, peux- tu nous dire comment cette série s’est construite?
Richard Fauguet. Il y a d’abord eu la figure de Monsieur Propre que j’ai déclinée de nombreuses fois. Maintenant, comment j’en suis passé à cette série sur l’histoire de l’art, je n’en ai pas le souvenir exact. La première figure de la série fut celle de Gilbert & George. Il y avait l’idée de partir de simples cartes postales, de sculptures passées dans le registre de l’image. Je pouvais peut-être faire tout rebasculer pour parvenir à quelque chose qui serait à la fois de la sculpture, de la silhouette et de l’image, une chose étrange. Mais ce n’est pas du tout un simple jeu de références. Je pense qu’il y a des familles dans le travail et régulièrement il y a des choses qui réapparaissent sur une manière de nommer les oeuvres des autres. C’est quelque chose qui m’occupe de savoir ce qui reste, de savoir de quoi on a la mémoire par rapport à l’histoire de l’art récente ou pas. Voilà. Et puis tu te dis que c’est ta famille. Et dans ma famille, il y a Gilbert & George, il y a la petite danseuse de Degas, il y a le lapin de Koons.

Tu évoques aussi Alice au pays des merveilles.Richard Fauguet. Oui, des merveilles que l’on reconnaît tout de suite. Et même si tu ne connais pas l’histoire de l’art, tu perçois quand même un lapin, et puis deux types debouts sur une table, une petite fille qui semble regarder en l’air une espèce de lustre qui peut se révéler être l’Air de Paris de Marcel Duchamp…

… Ou bien un énorme sexe qui est la Princesse X de Brancusi…
Richard Fauguet. Oui, effectivement – enfin, bref, tout un télescopage. C’est aussi une manière de « retrivialiser » cette grande histoire de l’art, sans que cela ne devienne à aucun moment irrespectueux. C’est également une façon de se ré-intérroger sur ces formes là. De se demander qui les a créées et pourquoi. Qu’est-ce que c’est que la chaise en graisse de Beuys, et qu’est-ce qu’il en reste? Et puis, par rapport à cette volonté qu’ont les artistes de produire des formes, et des non-formes, comment moi, je peux les re-capter, les faire basculer dans une autre histoire qui serait la mienne mais aussi celle des autres. En tout cas, ils deviennent des personnages, des figures qui me font penser à celles que projettent ces lampes pour les enfants qui ont du mal à s’endormir le soir. C’est une manière pour moi non pas de dormir tranquille, mais de me dire que je peux sans aucune prétention faire partie de cette histoire-là, que je peux en parler.

Ce qui fait régulièrement partie de ces histoires qui peuvent s’instaurer entre ces différents personnages, ce sont tes propres sculptures, telle la molécule de moustique, qu’il t’arrive de placer au regard de muraux-Vénilia. Finalement, cette notion de display, qui est sans doute devenue aujourd’hui un lieu commun, tu l’as appliquée depuis longtemps avec cette série et à différents niveaux.

Richard Fauguet. Oui. Le « moustique », qui est peut-être la molécule la plus complexe techniquement, marche encore mieux avec les prolongements créés dans les expositions au moyen des figures en Vénilia.
L’intéressant, c’est les jeux de combinatoire avec ces personnages qui semblent se pencher sur ma sculpture. Et le jeu peut également se poursuivre avec des oeuvres d’autres artistes, comme je l’ai fait récemment au Musée des Beaux-Arts de Rouen.

Avec les Vénilias, nous avons une technique qui va de soi, imposée par le matériau lui-même. Tu découpes et tu colles. Il n’en va pas de même pour nombre de tes autres pièces où les propositions reposent sur des techniques créées de toutes pièces pour l’occasion, bien souvent contre-nature, comme les aquarelles sur rince-doigts ou bien la série des draps brûlés. Précisément, comment s’est élaborée cette série des draps brûlés où indéniablement ce qui marche, et qui laisse abasourdi, c’est le côté totalement inconcevable de ce mode de représentation pour, en plus, figurer 1) tes parents; 2) des personnages de La Guerre des étoiles; 3) des plans de La Nuit du chasseur.

Richard Fauguet. Pour l’iconographie, il importe sans doute de rester d’abord dans un registre simple, celui de la biographie. Et puis tu tombes sur un stock de photos un peu anciennes, avec les images de ton père, de ta mère, de tes frères, et puis tu les associes peut-être finalement quand même à des images qui sortent de ton domaine familial et qui appartiennent à une sorte de mythe hollywoodien, avec un film comme La Guerre des étoiles… Mais il s’agit aussi de simples questions d’économie. Je peux être fasciné par la peinture, mais tendre une toile sur un châssis, je sais que j’en suis parfaitement incapable. La chose qui ressemble le plus à de la toile, c’est un drap. J’en ai donc acheté un certain nombre que j’ai tendus au mur, et après quelques essais infructueux avec du pastel, je ne sais pas, je ne pourrais pas dire comment vient l’idée de recréer la figure de ton père ou de ta mère avec une flamme… Il y aurait sans doute une analyse plus poussée à faire, parce que cela peut se résumer à brûler la gueule de tes parents au chalumeau…

En tout cas, petit à petit, tu es devenu expert de la chose. Avec des embouts de différentes grosseurs, tu t’es mis à jouer avec la flamme du chalumeau comme avec un pinceau…
Richard Fauguet. Absolument. Je dessinais. Chalumeau levé. Tu t’aperçois que quand tu restes longtemps au même endroit, tu brûles plus et donc ça fait plus foncé, et quand tu passes rapidement, ça fait plus clair. Exactement comme avec un crayon de papier. Sauf que là, tu mets le support en danger. Et puis ça créée des problèmes de conservation. Lorsqu’on déplie ces oeuvres à chaque fois qu’on veut les remontrer, ça craque : c’est à la limite de la destruction totale. Il faut anticiper un peu sur tes propres petites ruines. A la fin, et pour terminer la série, j’ai eu l’idée de refaire l’intégrale des plans de La Nuit du chasseur et de montrer le tout comme la tapisserie de l’Apocalypse à Angers. Il faut bien s’amuser de temps en temps. Pour moi le modèle esthétique de ces draps brûlés, c’était cette Apocalypse que je trouve extraordinaire. Et je me disais qu’il fallait que je fasse aussi bien. Evidemment, j’ai fait dix plans de La Nuit du chasseur et je me suis arrêté.

Pourquoi La Nuit du chasseur?
Richard Fauguet. Parce que c’est un film sublime. Et puis parce que j’adorais le générique écrit, et que ça me permettait donc, en refaisant aussi les plans de ce générique, de passer de la figure à de l’écriture.

L’autre film, La Guerre des étoiles, est peut-être moins extraordinaire, mais il y a l’apparition de
ces figures étonnantes comme celle du Dark Vador qui, de même que celle de Monsieur Propre
auparavant, va réapparaître régulièrement dans ton travail.

Richard Fauguet. Oui. Mais c’est aussi une figure qui m’apparait tout d’un coup en regardant les toits de Chateauroux. Tu repères là que les cheminées ont la forme exacte de Dark Vador. Je n’y suis pour rien. Il suffit simplement d’être là pour le voir. Après, tu te mets à faire des sculptures avec des tuyaux de cheminée. Cela a d’abord été un chien – encore un – au Frac à Angoulême en 1991, et puis il y a eu cette première grande pièce à Thiers à la fois très minimale et qui devient comme une espèce de guerrier de sculpture africaine. J’ai eu envie récemment de réactualiser ce travail avec ce matériau que j’aime beaucoup pour aboutir à cette proposition pour le Centre d’art de Castres. C’est parti du lieu. Le Centre d’art est un ancien hôtel particulier – parquets, cheminées – et précisément, dans l’une des salles, je me suis dit que la meilleure chose à faire, c’était sans doute de faire un fauteuil auprès de la cheminée. J’ai donc fait sortir le tuyau de la cheminée et j’ai construit cette pièce uniquement avec des tuyaux de cheminée qui est une réplique du fauteuil Vassily de Breuer. Avec des éléments qui sont donnés. Des proportions qui sont respectées, après m’être rendu compte, ce qui est amusant, que les tuyaux standard – 30cm, 60cm, un mètre – correspondaient parfaitement pour construire cette structure cubique simple. Mais il me semble qu’avec ces pièces, on n’est pas si loin que ça des Molécules. Ça appartient à la même famille. Ici des traits – parce que finalement ces pièces réalisées avec des tuyaux, c’est véritablement du dessin dans l’espace – là, des globes… C’est mon côté « point, ligne, plan ».

Dans ce style d’agencement, tu as aussi réalisé de simples lampes avec du verre opaline. Cette fois, il n’y a plus l’intention de recréer un objet préexistant.
Richard Fauguet. C’est juste un jeu de couleurs. Des éléments que, là aussi, tu enquilles les uns dans les autres. C’est vraiment une augmentation simple, qui produit un effet très décoratif. Et puis c’est aussi l’idée de partir d’une lampe pour simplement refaire une lampe. C’est une manière, pour le coup, de ne rien inventer du tout. De reproduire un pur objet décoratif avec un matériau à la fois pauvre – dans les années 60, ça participait de la décoration bas-de-gamme des supermarchés –, mais qui peut se révéler être très beau. Il y a vraiment de très belles couleurs, très douces. Mais a priori, c’est quand même partir de choses qui ne vont pas, qui sont assez moches, comme les opalines beigeasses que tu trouves chez Emmaüs, pour finalement parvenir à quelque chose qui va marcher. Ce qui ne marche pas, va quand-même marcher. C’est paradoxal. A la fois tu enrichis et tu appauvris.On est dans une esthétique « mémère » : ça brille, c’est très beau, et en même temps, c’est ridicule. Le modèle absolu de ces pièces-là, ce serait les têtes de loup de Pascali, qui sont des sculptures extraordinaires. C’est à la fois joyeux et d’une force incroyable. Des pièces totalement pauvres et « plouc », mais qui fabriquent l’inverse visuellement. En tout cas, avec ces lustres, on est toujours dans une même logique d’aberration.

Cette notion d’abérration que tu évoques semble essentielle dans ton travail. Même si à chaque fois tu peux décrire les logiques qui prévalent à l’apparition de chacune de tes pièces, notamment en insistant sur ce que la matière, les matériaux eux-mêmes vont déterminer, il n’en reste pas moins qu’on se retrouve finalement devant des objets parfaitement improbables. Improbables par ce qu’ils font apparaitre en terme d’iconographie, d’association d’images; improbables également par la forme et les techniques utilisées.

Richard Fauguet. Oui, mais cette aberration – par exemple de dessiner des modèles de lingerie féminine sur des lasagnes –, ç’est toujours quelque chose qui vient en réalité très naturellement. Il se trouve que j’adore Seurat : je le mets, dans le dessin, très haut, il a vraiment inventé une manière de dessiner, qui a réussi à capter comment, avec du papier Arches un peu granuleux, le graphite se dépose et est attaqué par les reliefs de la feuille. Cela produit un dessin que les autres n’ont pas produit. À partir de ça, alors que je suis quant à moi dans une « période soutien-gorges » – qui fut assez longue je trouve, mais j’assume –, je cherche des matériaux pour représenter de la lingerie, quelque chose de granuleux. Je sais que je ne veux pas dessiner des femmes sur des grandes feuilles, et je m’aperçois que la chose qui est la plus juste par rapport à ça, c’est la lasagne. Je fais alors des tests sur toutes les marques de lasagne existantes avant de trouver que c’est la Buitoni qui convient le mieux, et je dessine. Ça fait comme des petites pages, le crayon s’y dépose de façon idéale. Et ça prend ce côté “cuir” très beau… C’est le même principe qui fait que les aquarelles sont sur rince-doigts, que mes parents sont sur draps brûlés, que mes copains se retrouvent en tête de cheval en silicone…

En somme, rien que de très normal dans tout ça.
Richard Fauguet. Oui : finalement l’aberration, c’est certainement ça. C’est implacable, c’est comme ça que ça doit être. Le fauteuil Vassily doit être en tuyaux de cheminée. Breuer a fait tout le travail. Et pour lui, ça a fonctionné de la même façon. Lorsqu’il parle de la création de ce fauteuil, il dit qu’il fait du vélo. Qu’il a observé la structure tubulaire du vélo, qu’il a été voir des fournisseurs pour en venir à créer cette pièce. C’est simple, quoi. Et on ne peut pas dire que Breuer soit un artiste délirant. Mais il a l’idée de faire un siège en tubes, ce qui à l’époque n’était pas l’esthétique du jour. Je n’ai pas vraiment l’impression d’être plus délirant que Breuer.

Prenons un autre exemple: L’Economiseur, ce petit film que tu as réalisé en 2002. D’abord, une perceuse. Ou plus exactement un dessin technique de perceuse qui nous fait voir l’intérieur de l’engin.
On pénètre à l’intérieur de la perceuse qui apparaît comme un espace très architecturé. Dans cet espace, on rencontre, logique, une secrétaire qui tape à la machine. Une machine qui développe des formes qui se déploient en l’air et qui tiennent de la pierre précieuse, du diamant. Et des insectes apparaissent, qui se mettent à tournoyer puis à essayer de sortir de cette perceuse qui s’avère être pour eux une prison. Ils y parviennent. Mais alors qu’ils s’échappent, une estaffette approche – un Peugeot J9, très reconnaissable – et c’est l’accident: un moustique est percuté. Là, on comprend très bien que l’accident est mortel: l’insecte monte au ciel, normal, et il devient une culotte ou plus exactement une guépière – pour un insecte, ça peut se concevoir – qui est aussi un visage, et qui finit par disparaître dans les cieux étoilés. Tout cela est parfaitement logique.

Richard Fauguet. Eh bien… oui. Bon, j’admets que pour ce film, réalisé lors d’un workshop à l’école des Beaux-Arts de Bourges, les étudiants ont eu un peu de mal… Pierre Savatier, qui m’avait invité, m’a demandé de ralentir. Même si tout dans ma tête était d’une logique implacable, la perceuse, le bâtiment, l’architecture, les insectes, le J9, le soutien-gorge, les diamants, c’est sûr que ça faisait beaucoup…

Mais au départ, c’est encore quelque chose de simple: il s’agissait de savoir ce que j’avais à disposition avant d’aller faire ce workshop dont l’intitulé – alors là, pour le coup, oui, c’était réellement aberrant et ça a fait rire tout le monde, moi le premier – était: « Fauguet numérique »… En même temps, l’idée, bonne à mon sens, était de confronter des étudiants fascinés par certaines techniques de l’informatique avec quelqu’un qui en est très loin. J’ai eu tout de suite, parce que ça me trottait dans la tête depuis quelque temps, l’idée d’un film numérique sur un mode filaire, avec la technique la plus basique du dessin d’ordinateur qui soit. Et à un moment où je suis dans ces problématiques de dessin en volume avec les tuyaux de cheminée, je tombe sur un plan magnifique de perceuse sur lequel, grâce à l’ordinateur, il s’avère que l’on peut zoomer, s’approcher, dans lequel on peut rentrer.
Ça devient un pur jeu de lignes très abstrait, et aussi un bâtiment que l’on pourrait survoler. Puis à l’intérieur, je pense reprendre certaines images dont je dispose qui sont toutes réalisées sur ce mode filaire: des images issues de planches « Mécanorma » que j’ai conservées depuis trois ans – ces formes  pré-dessinées qu’utilisaient avant les architectes, avec les arbres, le modèle de grillage qu’on met devant un immeuble, mais aussi, donc, avec des secrétaires vues du dessus et des J9 de face –, des dessins d’insectes, des dessins techniques de soutiens-gorges. Et avec ces éléments simples de dessin, je demande aux étudiants d’animer l’ensemble avec des indications sur le scénario.
Avec des détails comme ce bruit basique des premiers jeux vidéo qui sera introduit quand les insectes vont percuter les murs. Je choisis ensuite comme musique un morceau de Gabriel Fauré qui s’accorde parfaitement avec l’animation et qui, loin de tirer vers la musique techno, rappelle plutôt des films de la modernité des années vingt, genre « histoire sans parole ». Et pour le final, j’ ajoute un morceau de Brian Eno. Voilà. Cela donne un petit film de cinq minutes qui est un économiseur d’écran et que j’aime beaucoup. Cela réduit l’utilisation de l’ordinateur et me permet de prendre à mon compte cette technique a priori sophistiquée. Ce n’est pas Tron, ce n’est pas l’effet « nouvelle technologie », c’est simplement qu’avec le peu de savoir des étudiants et mon absence totale d’expérience dans cette technique-là, on peut faire quelque chose d’intéressant. Avec moins par moins, on finit par faire un
petit plus.

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