ART | EXPO

Récits anamorphiques

19 Mar - 22 Mai 2011
Vernissage le 19 Mar 2011

Cette exposition revient sur l'histoire fascinante d’oeuvres aux sens doubles, codés, masqués, aux récits fantômes qu’il faut révéler, aux procédés de déformation, de dissimulation mais aussi d’apparition.

Pierre Ardouvin, Julien Audebert, Lætitia Benat, Ulla von Brandenburg, Anne Brégeaut, Gérard Byrne, Melanie Counsell, Anna Gaskell, Ion Grigorescu, Marie-Ange Guilleminot, Lothar Hempel, Edi Hila, William Hunt, Torsten Lauschmann, Maria Loboda
Récits anamorphiques

L’anamorphose consiste à déformer une image jusqu’à la rendre méconnaissable à première vue. Regardée d’un autre point de vue, elle devient lisible et prend sens. Cet artifice utilisé notamment par les peintres de la Renaissance aux tableaux riches d’allégories et de métaphores, exerce une fascination qui réside dans le mystère même du procédé.

En écho à la peinture de Hans Holbein Les Ambassadeurs, le thème de La Vanité est évoqué par Ulla von Brandenburg avec Tanz, Makaber. La danse macabre très largement illustrée au Moyen-Âge revêt le même sens que celui des Vanités. Ulla von Brandenburg le remet en scène en invitant le visiteur à traverser un rideau –évoquant l’univers théâtral– derrière lequel un film diffuse l’image d’un squelette se livrant à des mouvements de pantin désarticulé. Opérant par collage d’éléments divers, l’oeuvre d’Ulla von brandenburg nous place dans un espace indécis entre scène et coulisse. L’artiste,fascinée par les fantômes et la disparition, offre ici l’image d’un spectre qui institue des bribes d’une narration mystérieuse faisant écho au poème de Baudelaire intitulé «Danse macabre».

Vanité contemporaine aussi énigmatique, l’oeuvre de Torsten Lauschmann, He’s got the whole world in his hand (il détient le monde entier dans sa main), tire son nom d’une célèbre chanson du Négro Spiritual diffusée ici en boucle. Renvoyant à une métaphore du pouvoir et de la puissance, ce titre semble en désaccord avec la vision d’un ordinateur portable détruit par un stylo planté dans l’écran. Attaque en règle d’un symbole de l’ère technologique? De la domination de la machine sur l’homme ? L’action de destruction vient-elle de Big Brother ou d’un pirate isolé ? Torsten Lauschmann sème la confusion.

L’évocation de la mort par Pierre Ardouvin dans The Unnamable (L’Innommable) est traitée sous l’angle de l’absence de corps. L’oeuvre, une sculpture sonore et lumineuse dont les mouvements lents s’accordent avec le ton d’une voix lisant un extrait du texte éponyme de Samuel Beckett écrit en 1949, met en scène un héros mort, une pensée, une conscience, une identité à définir (passant de Je à Il). Cet être n’existe que grâce au verbe, grâce au récit… quand il ne reste que les mots. L’oeuvre de Pierre Ardouvin prend racine dans ce que le texte met en oeuvre: une disparition, une transformation (propre à l’anamorphose), une perte de repère et de réalité physique.

Le récit de cet homme sous la plume de Samuel Beckett devient le pivot de l’oeuvre de Pierre Ardouvin, comme le texte de Louis-Ferdinand Céline l’est pour BPM, «Bagatelle Pour un Massacre», de Julien Audebert, texte qui a fait éclater l’antisémitisme de Céline, retiré de la vente en 1942 cinq ans après sa parution et jamais réédité. Réduisant les lettres de sorte à rendre le texte illisible, Julien Audebert donne à voir en même temps qu’il fait disparaître ce texte sous des signes, proposant «une nouvelle visibilité» à ces mots interdits.

Studio réalisée par le même artiste en 2006 est une photographie qui condense le célèbre film The Rope d’Alfred Hitchcock en un plan unique. L’artiste étire l’image pour recomposer le lieu du drame, à partir du point de vue du mort (enfermé dans la malle au début du film). Cette image fonctionne comme un panorama. L’artiste superpose un second récit qui s’ajoute à celui du réalisateur.

Cette méthode consistant à travailler à partir d’emprunts puisés dans le cinéma, la littérature, le théâtre est caractéristique de la démarche de Lothar Hempel. L’artiste utilise des métaphores visuelles à la fois simples et extrêmement complexes en incorporant des images ou des objets trouvés. Signal (2008) est la reconstitution par l’artiste d’une scène de théâtre imaginaire, avec instrument de musique, miroirs, décor, costumes. Mais tout cela n’est qu’illusion. La cymbale de la batterie a des bords édentés menaçants, la trompette n’a pas de trompettiste, les miroirs eux-mêmes ne reflètent rien. Naissent de nouveaux sens dans ces déplacements: la citation hors-contexte devient le mode opératoire de construction du récit.

Il en est de même avec Maria Loboda et son oeuvre Il Lavoro, installation qui fait défiler 80 diapositives. À la première lecture, c’est l’impression qu’une même image se répète – l’artiste se tient dans la même position que Romi Schneider protagoniste du film Il Lavoro de Visconti. Un seul changement est perceptible au travers d’un document posé au sol, composé à partir de motifs conçus par Sonia Delaunay. Le trouble naît chez le spectateur car aux côtés d’un décor obstinément inchangé, un élément diffère à chaque diapositive comme si nous nous trouvions face à des temps et des réalités complexes, superposées.

Cette question de l’apparition et de la disparition, de la naissance de la forme, de sa vie et de sa mort, est perceptible dans l’Oursin de Marie-Ange Guilleminot, réactivée par l’artiste le soir du vernissage. «L’oeuvre est avant tout vie, mouvement, transformation, « forme formante » aurait pu dire l’historien de l’art italien Luigi Pareyson plutôt que « forme formée », un acte mutant en somme dont l’Oursin (successivement pouf, sac-à-main, couverture, manteau, tente, parachute, voile, maison, méduse, citrouille, baleine ou linceul) donne assez bien la mesure, celle de l’origine, de la matière, autrement dit de ce que nous appelons l’inerte et qui pourtant déjà est la pensée.»

En effet la transformation principe de base de l’anamorphose, est bien celle qui régit les vies humaines. L’installation de William Hunt, Forgot Myself Looking at you (je me suis oubliée en te regardant), est le décor et le film résultant d’une performance réalisée par l’artiste en 2009. Positionné devant une tribune, entouré de miroirs, William Hunt a peu à peu recouvert son visage de plâtre ne respirant plus que grâce à un harmonica. Avant de manquer définitivement de souffle, l’artiste a retiré ce masque, comme un geste ultime de survie. Métaphore des transformations opérées sous le regard des autres, de la nécessité d’exister au travers de ces regards, cette oeuvre montre avec pertinence la perversité des relations humaines mais aussi celles qui existent entre le spectateur et l’artiste.

Le corps comme surface du récit est à l’oeuvre également chez Ion Grigorescu mais dans le contexte politique de la Roumanie communiste où l’artiste a travaillé reclus et caché. Lavé à la lumière est une photographie où l’artiste se représente tel un fantôme entre apparition et disparition. La pression d’un régime politique totalitaire contraint souvent les artistes à passer inaperçus, à rester discrets ou pire à se taire. Edi Hila artiste albanais a été dans les années 1970 banni par le régime en place et condamné à travailler comme docker. L’oeuvre Promenade/Walk datant de 2003, montre et efface en même temps le motif d’un canot pneumatique conduit par un policier. Le tableau se couvre en effet d’un nuage noir pesant et écrasant, comme une menace de disparition.

Dans cette exposition, l’anamorphose apparaît aussi comme une émanation de l’inconscient, une forme spectrale qui se forme au passage entre l’éveil et le sommeil. J’étais sur le point de m’endormir d’Anne Brégeaut parle de ce basculement. Mechlin de Melanie Counsell nous entraîne dans l’espace des songes, dont les surréalistes notamment ont utilisé l’imaginaire peuplé d’images « anamorphiques ».

Cette exposition propose donc une traversée des abysses au coeur même des oeuvres, et fait émerger des trames de récits imbriquées pour révéler l’épaisseur des oeuvres et leur riche substance.

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