PHOTO | CRITIQUE

Photos de trompe-l’oeil, années 75-80

PFrançois Salmeron
@17 Juil 2012

Cette exposition nous donne l’occasion de redécouvrir les travaux de la photographe américaine Cuchi White et de l’écrivain Georges Pérec, qui se passionnèrent tous deux pour les trompe-l’œil, peintures visibles sur des façades de monuments ou de bâtiments. Une manière onirique et subtile d’interroger les frontières entre réalité et illusion.

Sillonnant le monde de 1975 à 1980 afin d’en répertorier les trompe-l’œil les plus originaux et les plus déroutants, Cuchi White publie en 1981 un ouvrage récapitulant ses recherches et joliment intitulé L’Œil ébloui. Car dans cette série de photographies à la fois ludiques et fascinantes, c’est notre propre regard, et sa manière d’appréhender le réel, qui se trouvent mis à l’épreuve.

En effet, pour le spectateur, l’enjeu principal consiste à démêler le faux du vrai parmi les éléments qu’il perçoit. Il se trouve alors pris dans une sorte de jeu des paris, où il sera bientôt prêt à jurer que cette fenêtre est belle et bien réelle, ou que ce mur de brique-là, a contrario, n’est qu’une simple peinture sur du crépis (et qu’il ne se laissera pas berner cette fois-ci!).

Et pourtant, il faut bien relever le paradoxe fondamental de ces trompe-l’œil. Le plaisir du spectateur ne vient pas tant de découvrir ce qu’il y a de vrai ou de réel dans les façades photographiées. L’admiration et l’éblouissement naissent lorsqu’au contraire nous sommes pris au piège, c’est-à-dire lorsque nous prenons le leurre pour un objet réel. Alors, étonnamment, le trompe-l’œil éveille en nous le bonheur d’être dupes.

Rendre dupe, c’est d’ailleurs la raison d’être et la finalité même de tout trompe-l’œil, d’après Georges Perec, qui signe une préface très inspirée de L’Œil ébloui: «La définition d’un trompe-l’œil est apparemment simple: c’est une façon de peindre quelque chose de manière que cette chose ait l’air non peinte, mais vraie; ou si l’on préfère, c’est une peinture qui s’efforce d’imiter à s’y méprendre le réel».

Le trompe-l’œil serait ainsi une pratique mystificatrice mue par une volonté d’abuser le spectateur. Elle travaille en ce sens: créer des effets d’«hyperréalité» afin de nous faire adhérer à ce qu’elle représente, et de le prendre ainsi pour vrai. A ce sujet, l’un des exemples les plus éloquents parmi les clichés de Cuchi White, demeure Près de la gare du Nord. Le trompe-l’œil y représente en effet une façade de maison ornementée de petits détails, détails qui nous poussent à croire que cette maison est justement habitée: la porte d’entrée est entrouverte et un petit chat se trouve sur le seuil, comme s’il s’était faufilé par celle-ci. Et les rideaux de la fenêtre, quant à eux, sont en partie tirés, afin que la dame représentée puisse y passer la tête. L’enjeu du trompe-l’œil est alors de créer l’impression d’une apparente réalité spatiale.

Aussi, le trompe-l’œil ne se situe-t-il pas uniquement sur un terrain esthétique. Il semblerait même que son champ de prédilection soit bien plus spécialement optique. Car si le trompe-l’œil est un jeu d’illusions, c’est avant tout un travail sur la perspective, comme en témoigne d’ailleurs les fausses colonnes de l’église de Bry-sur-Marne (Peinture de L.A. Daguerre), ou les tressages de Treillis. Au-delà du motif peint ou de l’attention portée au détail — qui, bien entendu, nous feront d’autant plus tomber dans l’erreur —, c’est la perspective (avec ces jeux d’ombres ou de mise en relief, par exemple) qui offre la rhétorique la plus convaincante et piège en premier lieu le regard.

Ainsi, à travers ses subtils artifices et ses leurres savants, le trompe-l’œil nous mène à sonder les frontières entre réalité et illusion. En incorporant dans notre perception du quotidien des touches mystificatrices, le trompe-l’œil nous pousse finalement à nous rendre de nouveau attentifs et sensibles à un environnement que l’on n’interroge plus et que l’on prend pour vrai, par habitude — voire que l’on ne regarde même plus.
C’est parce que le trompe l’œil nous fait tomber intentionnellement dans l’erreur, que l’on se remet à se demander si nos sens sont véritablement fiables, et que l’on ne prend plus ce qui nous est donné pour argent comptant. Dès lors, c’est parce que nous nous rappelons que nous sommes sans arrêt en proie à l’erreur, que la question du vrai et de la vérité reprend valeur à nos yeux.

Å’uvres
— Cuchi White, Immeuble de Squatters, Lungotevere, Rome, 1975-1980 (2012). Photo couleur c-print. 60 x 40 cm non encadré, 61,3 x 40,6 cm encadré
— Cuchi White, Peinture de Ken White, Goldhawk Road Londres, 1975-1980 (2012). Photo couleur c-print. 90 x 60 cm non encadré, 93 x 63 cm encadré
— Cuchi White, Peinture de L.A. Daguerre, Eglise de Bry-sur-Marne, 1975-1980 (2012). Photo couleur c-print. 40 x 60 cm non encadré, 40,3 x 61,3 cm encadré
— Cuchi White, Près de la gare du Nord, Bruxelles, 1975-1980 (2012). Photo couleur c-print. 40 x 60 cm non encadré, 40,3 x 61,3 cm encadré
— Cuchi White, Treillis, square Rapp, Paris 7e, 1975-1980 (2012). Photo couleur c-print. 40 x 60 cm non encadré, 40,3 x 61,3 cm encadré

Publication
Cuchi White, L’Œil ébloui, Préface de Georges Pérec, Ed. du Chêne, 1981.

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