DANSE | CRITIQUE

Oeuvres récentes

PNicolas Villodre
@30 Juil 2008

En lieu et place des difficultés et des gestes codés du danseur, Trisha Brown propose des improvisations ludiques et élargit la base de la danse en débordant sur le théâtre, la voix, les arts martiaux, le sport, etc. Trois de ses pièces les plus récentes sont présentées au Palais royal, dans un environnement urbain et paysagé, loin du decorum classique des théâtres.

Tout le monde se plaît à reconnaître que l’édition 2008 de Paris quartier d’été, festival inventé par Patrice Martinet, maintenant co-dirigé par Catherine Laugier, a été remarquable. Pour ce qui est de la danse, la barre, si l’on peut dire, était placée assez haut et on a laissé le temps — et les espaces — à la chorégraphe américaine Trisha Brown, pour y présenter une mini rétrospective de son œuvre, destinée à des publics divers: les visiteurs de Beaubourg, les pique-niqueurs du domaine de Chamarande, les promeneurs solitaires du jardin des Tuileries et, enfin, les spectateurs payants du Palais royal. Pour l’occasion, le festival a édité une plaquette intitulée Trisha Brown, un été à Paris, rédigée par Denise Luccioni, situant l’apport brownien dans le contexte, le brouillon et bouillon (pour ne pas dire « révolution ») contre-culturels des années 60.

Une fois évités les obstacles, les faux-semblants de colonnes tronçonnées comme des saucissons à coups de Buren, on accède à la Cour d’Orléans où a lieu la représentation. Les trois pièces programmées sont assez récentes. La première, Foray Forêt, écrite en 1990, répond au standard cunninghamien: les costumes argentés et dorés, squameux, tachetés de couleurs, conçus par le pionnier du Pop Art, Robert Rauschenberg, luisent et reflètent la lumière ambiante. Malgré la musique un peu prosaïque qui tarde à arriver, jouée live et en sourdine par une fanfare fantomatique — celle de Banlieue bleues —  qu’on aurait aimé pouvoir entendre de visu, si l’on peut dire, la danse est, quiète, cool, déterminée. Les riffs de R’n’B tombent sur cette gestuelle pure tandis que l’on perçoit les accents sudistes du paso doble. Malgré quelque longueur et langueur, trop d’effets symétriques qui font sinon toc du moins un peu « déco », la danse est belle, ne fait de concession ni à la narration ni au bon sentiment. Du pur et du dur.

Present Tense (2003), la pièce la plus dense de la soirée, dont le titre rappelle celui de Nikolais, Tensile Involvement, suit, pas à pas, le tempo des percussions pianistiques du compositeur John Cage qui accompagne la danse sans l’écraser. Les sonorités du « piano préparé » sont étranges, opaques, enrouées, et la mélodie, extra-européenne, extrêmement orientale, ressasse et s’étale sans complexe. Les danseurs, nus pieds, portent de seyantes tenues rouges (avec des pantalons jaunes pour certains). Les mouvements sont souples, les tours véloces. Cette danse au diapason avec le piano est tempérée par l’atmosphère irréelle qui se dégage du morceau. Le danseur est tantôt agissant, tantôt objet. Tantôt élément d’une scénographie virtuelle (marchepied, accessoire, barrière), tantôt facteur de mouvement (béquille, obstacle, levier, courte-échelle, tremplin, support, appui). De porteur, il est à son tour porté, de manipulateur, il devient manipulé, de sauteur, il se change en mouton. Il marche sur son partenaire sans le blesser, sans l’écraser, sans l’humilier. Bonnement. En à peine quelques minutes, mine de rien, Trisha Brown enrichit le patrimoine de la danse d’une série de pas inédits, qui semblent couler de source, aller de soi. Au finale, on a droit à des envolées et des sauts de voltige sans recours au cheval d’arçon et à l’analyse du geste sous toutes ses coutures, sur le principe : thème et variations. Ce qui annonce formellement le baroque explicite de la troisième pièce.

Canto / Pianto (1998) est l’œuvre la plus accessible, la plus narrative et la plus spectaculaire de la soirée. Elle est composée des séquences de danse que Trisha Brown avait écrites pour l’Orfeo de Monteverdi. Les gestes suivent sinon la ligne mélodique de l’opéra du moins sa logique interne. Le retour d’un air provoque automatiquement la répétition d’une série de pas déjà vus. On alterne passages choraux et variations. Temps forts et temps faibles, comme le solo immobile de Tamara Riewe, composé seulement d’expressions du visage. Le vétéran de la troupe, Todd Stone, incarne Orphée et la danseuse la plus immatérielle, Leah Morrison, y est Eurydice. Les costumes sobres et sombres de Roland Aeschlimann et Burt Barr sont réussis, japonisants, mi Kawakubo, mi Miyake, tombant comme il faut. Les lumières de Jennifer Tipton éclairent ponctuellement tel ou tel détail, tel ou tel visage et mettent en valeur les colonnes classiques qui servent de fond au spectacle. Les corps des danseurs deviennent signes. Le mouvement se décompose, a des aspects mécaniques qui rappellent les saccades de Charlot, on déambule et marche en tous sens, les passages moderato succèdent aux emportements joyeux. Trisha Brown développe avec un lyrisme aigu parce que simple un canon gestuel que ne cesse de renforcer et d’amplifier la polyphonie monteverdienne. La danse prend alors une dimension spirituelle — tragique mais aussi comique quand le danseur Hyun Jin Jung chante ostensiblement en playback. Les accents des bras et des mains tressent des chapelets visuels suivant les arpèges de la partition. Les arts concordent certes, mais avec légèreté. Le final n’est pas déceptif: après le torticolis funeste d’Orphée, Eurydice est enlevée par des montreurs d’ombres invisibles. Sans l’aide de filin, elle file telle une étoile, roule dans l’espace, flotte dans l’éther. L’ailée Leah fait une sortie de toute beauté.
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Foray Forêt (1990), Canto-Pianto (1998), Present Tense (2003)

— Chorégraphie: Trisha Brown
— Interprétation: Compagnie Trisha Brown (Todd Stone, Leah Morrison, Hyun Jin Jung, Tamara Riewe etc.)

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