ART | CRITIQUE

Niki de Saint Phalle

PFrançois Salmeron
@23 Sep 2014

Cette première grande rétrospective consacrée à Niki de Saint-Phalle depuis plus de vingt ans vient souligner les convictions politique et féministe d’une artiste engagée, et démontrer que ses créations colorées et ludiques, bien connues du grand public, sont en réalité investies d’un portée polémique et contestataire latente.

Niki de Saint-Phalle demeure sans conteste l’une des figures féminines majeures du XXème siècle. Sa gueule d’ange s’est retrouvée en une de tous les grands magazines de mode internationaux alors qu’adolescente, elle était mannequin (Elle, Vogue, Life), puis qu’adulte, elle est devenue une personnalité médiatique dépassant le strict cadre de l’art. Le couple mythique qu’elle forma avec Jean Tinguely en fit les «Bonnie and Clyde de l’art moderne», et leurs créations conjointes s’implantant dans l’espace public (à l’image de la Fontaine Stravinsky située à deux pas du Centre Pompidou à Paris depuis 1983) permirent à l’inconscient collectif de se familiariser définitivement avec leur esthétique décomplexée et colorée.

Pourtant le parcours de Niki de Saint-Phalle, aussi lumineux nous parait-il a posteriori, est traversé par de nombreuses zones d’ombre, des turbulences et des blessures secrètes qui prêtent à son œuvre une signification plus profonde et complexe. Sans vouloir pour autant réduire sa création à une biographie sommaire, Niki de Saint-Phalle admettait que pour elle «peindre calmait le chaos qui agitait [s]on âme. C’était une façon de domestiquer ces dragons qui ont toujours surgi dans [s]on travail». A vingt-trois ans, alors mariée et mère de deux enfants, elle se fait hospitaliser pour dépression nerveuse. Elle cherche alors un moyen d’expression pour dompter ses démons, et se met à peindre.

Autodidacte, elle n’en demeure pas moins héritière d’une double culture franco-américaine dont témoigne la première salle de l’exposition. Elle compose en effet de grandes toiles sur lesquelles se devinent des «drippings» sur fond noir (projections de peinture sur la toile, gouttelettes qui mouchettent sa surface) rappelant la technique picturale chère à Jackson Pollock. De plus, ses œuvres se composent d’un agrégat d’objets divers qui sont collés sur la toile ou sur des plaques de bois. Ce procédé rappelle à son tour les assemblages hétéroclites des Nouveaux Réalistes français, dont ceux de Martial Raysse notamment. D’ailleurs, dès 1961, Pierre Restany propose à Niki de Saint-Phalle de rejoindre le mouvement français et d’en devenir la figure de proue. Ses œuvres assemblent ainsi des peluches, des jouets en plastique, des pinceaux ou des outils d’artistes, des cailloux, des grains de café, des fragments de poterie, etc. Par-là, elle peut tout aussi bien réaliser un paysage (Bateau) qu’un autoportrait où l’artiste apparaît en tenue d’Arlequin.

On remarque surtout qu’une certaine forme de violence est à l’œuvre dans ses créations. Les objets sont plaqués sur des bouts de bois, recouverts de plâtre, les armes à feu deviennent de plus en plus présentes dans ses compostions (Night Experiment, Paysage de la Mort, Hachoir), symbolisant à la fois les pulsions morbides de l’humanité, et le pouvoir de la masculinité qui trouve en cet accessoire le joujou adéquat pour affirmer ostentatoirement sa virilité.

En réalité, l’œuvre de Niki de Saint-Phalle va se construire contre ce mythe de la virilité dominant les sociétés modernes occidentales. Dès lors, l’artiste veut à la fois devenir une sorte d’héroïne, tout en sublimant dans ses travaux la figure de la femme, que ce soit à travers les paradigmes de la mariée ou de la mère porteuse. Par exemple, Cheval et la Mariée se pense à partir des mêmes procédés que ses œuvres précédentes (avec notamment des jouets et des objets divers assemblés), tandis que les premières Nanas, telles Bénédicte, affirment une fois pour toute la morphologie particulière de ses nouvelles sculptures géantes et multicolores mêlant papier collé, laine et résine.

Les Nanas deviennent d’une part le symbole de l’œuvre de Niki de Saint-Phalle, et d’autre part celui d’un discours politique et militant défendant la femme moderne contre l’écrasement machiste et les sociétés phallocrates. En fait, les Nanas ont été inspirées par la grossesse de Clarice Rivers, dont Niki de Saint-Phalle avait dessiné la silhouette avec son ventre proéminent et sa lourde poitrine. Les corps immenses de ces sculptures viennent ainsi revendiquer l’avènement d’une société matriarcale, où l’amour, le désir et la sexualité prendraient le pas sur l’intellect et l’esprit scientifique caractérisant les sociétés modernes machistes (d’ailleurs les Nanas ont de toutes petites têtes, soulignant par-là le désintérêt de Niki de Saint-Phalle pour les prouesses de l’Entendement humain). L’installation monumentale Hon vient illustrer ce désir de donner vie à un nouveau monde féministe: le spectateur est ici invité à pénétrer dans une Nana de 28 mètres de long, dont l’accès se fait par l’entrejambe de la sculpture.

A l’image de la géante Dolorès atteignant plusieurs mètres de hauteur ou des Trois Grâces tournoyant allègrement sur un manège, les Nanas évoluent dans un univers pop, coloré et chantant. Les palettes de couleurs sont détonantes, des mosaïques de miroir composent aussi parfois le corps de ces géantes réfléchissant alors la lumière comme une boule à facettes dans une salle de bal. Et, malgré leurs dimensions ahurissantes et leurs corps arrondis, les Nanas n’en demeurent pas moins des figures légères, délicates et graciles.

La salle dédiée aux Nanas s’accompagne également d’un ensemble de dessins mêlant avec humour textes et images. Ces illustrations visent à tourner en dérision les chagrins féminins issus des histoires d’amour ratées. Niki de Saint-Phalle s’y moque des femmes se sentant inutiles, impuissantes et désespérées après une rupture, comme si seul leur couple et la présence d’un homme à leurs côtés pouvait donner un sens et une direction à leur vie. Ainsi, le machisme que critique l’artiste n’est pas uniquement le privilège de la gente masculine: Niki de Saint-Phalle dénonce de manière tout aussi virulente les femmes passives qui se laissent soumettre et se font les complices (et les victimes tout à la fois) des phallocrates.

Le «Nana Power» voudrait alors écraser le sexe mâle de façon joviale, libérer les femmes de la sentimentalité dans laquelle elles se cantonnent, afin de les rendre indépendantes et joyeuses. Finalement, il s’agirait d’inverser les rapports de domination entre les sexes et de tuer le Père. En ce sens, le film Daddy met en scène les funérailles du Père en nous laissant découvrir un phallus géant gisant dans un cercueil. D’ailleurs, ce film expérimental est aussi l’occasion pour Niki de Saint-Phalle de rappeler l’un des plus sombres épisodes de sa vie, à travers le viol que lui fit subir son père à l’âge de onze ans.

La révolte de Niki de Saint-Phalle s’exprime par le biais d’une autre pratique tout à fait original, «l’art à la carabine», qu’elle expérimente dès 1961. Au total, elle réalise vingt tirs publics, où les spectateurs peuvent eux aussi participer à l’œuvre et empoigner à leur tour la carabine de Saint-Phalle (on découvre d’ailleurs Yves Klein, Robert Rauschenberg ou le galeriste Leo Castelli s’amusant lors d’un vernissage à la galerie J). De nombreux films et photos restituent les performances de l’artiste, vêtue d’une combinaison blanche, le corps tendu vers sa cible, le regard perçant et déterminé. Cette pratique se fonde à nouveau sur des agrégats d’objets divers fixés sur une planche et recouverts de plâtre. Des petits sacs remplis de peinture colorée ou des bombes de peinture sont fixés sur leur surface. Niki de Saint-Phalle tire donc sur l’œuvre pour faire exploser les petits sacs ou percer les bombes et déverser ainsi de la couleur sur les objets. On perçoit également de nombreux impacts sur la couche de plâtre blanc.

Ce geste artistique, perçu comme scandaleux à l’époque, peut se comprendre comme une nouvelle mise à mort du Père (La mort du Patriarche), des conventions morales et des normes que véhicule la société. On peut encore y voir un rejet des objets issus de la société de consommation peuplant les foyers et notre quotidien. Dans Portrait of my Lover, une chemise est tachée de coulées bleues tandis qu’une cible criblée de fléchettes fait office de tête. Autel AOS demeure une critique virulente de l’Eglise et de la guerre d’Algérie, avec ses Christ, ses croix et ses animaux sanguinaires brandissant des armes. Kennedy – Khrouchtchev présente enfin deux siamois monstrueux matérialisant les idéologies ennemies de la Guerre Froide.

Le parcours de l’exposition se clôt avec une dernière salle mettant en avant les créations monumentales destinées aux espaces publics. On retombe alors dans un monde plus léger, scintillant et utopique, à l’image de la sculpture-fontaine l’Arbre de vie qui trône devant l’entrée du Grand Palais.

Å’uvres
— Niki de Saint-Phalle, Black is Different, Planche de Californian Diary, 1994. Sérigraphie. 80 x 120 cm.
— Niki de Saint-Phalle, Cheval et la Mariée, 1964. Tissu, jouets, objets divers, grillage. 235 x 300 x 120 cm
— Niki de Saint-Phalle, Dolorès, 1966-1995. Polyester peint sur grillage. h.550 cm
— Niki de Saint-Phalle, La Toilette, 1978. Papier collé peint et objets divers. Femme: 160 x 150 x 100 cm, table: 126 x 92 x 80 cm
— Niki de Saint-Phalle, Vive l’Amour, 1990. Feutre et gouache sur bristol. 45 x 55 cm
— Niki de Saint-Phalle, Tree of Liberty, 2000. Maquette, polyester, peinture et feuilles d’or. 48 x 50 x 54 cm

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