ART | CRITIQUE

(M)ut(e)opia

PJulia Peker
@12 Jan 2008

L’univers de Melik Ohanian se nourrit du sens caché dans nos images et nos mots les plus familiers. Ses œuvres exigeantes proposent un travail de dissociation difficile: l’image n’est plus visible mais lisible, ou audible, faisant alors entendre une signification nouvelle.

Très présent depuis quelque temps sur la scène internationale, Melik Ohanian présente à la galerie Chantal Crousel sa deuxième exposition personnelle, «(M)ut(e)opia», série d’œuvres récentes dans lesquelles l’artiste poursuit sa réflexion sur les différentes formes de cryptage.

Word(s) est une série de mots en néons blancs accrochés au mur de la grande pièce de la galerie. La mise entre parenthèses de certaines lettres éclaire d’un jour nouveau la résonance des mots les plus familiers, et pointe leurs contradictions intrinsèques. (T)here signifie alors en même temps «ici» et «là-bas», libéré des règles de non-contradiction qui structurent la pensée et le langage. Seul l’utopiste naïf ignore combien «là-bas» compose avec «ici», et (R)evolution donne la réplique à ce paradoxe.
Dans le langage de Melik Ohanian, les mots peuvent être à la fois au singulier et au pluriel, car les utopistes ont la lucidité des plus grands réalistes.

Une vidéo, Hidden, montre en plan fixe le coucher du soleil sur un champ de pétrole du Texas, pendant qu’un écran d’ordinateur affiche une suite ininterrompue de lettres. Ce texte illisible nous révèle la partition cryptographiée d’une image encodée dans la vidéo, invisible ici. Elle est projetée à Amsterdam, à De Appel, où se tient en ce moment même une autre exposition de Melik Ohanian, «Somewhere in Time». Ce qui est visible n’est pas lisible, et la réciproque également.
A moins qu’on accepte que «là-bas» est en même temps «ici».

Une autre vidéo poursuit cet exercice de dissociation de l’espace et de l’image. Invisible Film projette le film de Peter Watkins, retraçant le chemin de croix d’un groupe de jeunes étudiants réfractaires, condamnés durant la guerre du Vietnam.
Immédiatement censuré lors de sa sortie en 1971, le film n’a pas été projeté aux États-Unis pendant plus de vingt-cinq ans. Il a été projeté par Melik Ohanian sur les lieux même du camp de prisonniers où le tournage a eu lieu, dans le désert de El Mirage en Californie.

Faute d’écran, on ne voit que la copie tourner face au désert, avec la bande-son pour seul accroche. A l’entrée de la salle, au revers du film, un moniteur diffuse les sous-titres de la version originale. Aussi invisible soit-il, le film est pourtant bien là, mais ramené à d’autres paramètres d’existence que le cinéma habituel: sa réalité matérielle, ses circonstances de réalisation originelles, et ses résonances actuelles. Ce film a quelque chose à nous dire sur notre présent, et la valeur anecdotique de l’image s’efface pour laisser place à un sens impérissable.

Le drapeau du Texas, mis en berne à l’extérieur de la galerie, préside à l’exposition. L’hommage aux exécutions pratiquées dans l’état se double de toute la symbolique propre à ce blanc drapeau, aux couleurs de l’innocence et de la reddition. La clameur patriotique s’étrangle dans cet étendard noué, autoritairement réduite au silence par ce signal inquiétant.

Traducciòn española : Santiago Borja.
English translation : Laura Hunt.

Melik Ohanian
— Hidden, 2005. Vidéo-projection, DV cam sur DVD avec son, écran en bois, ordinateur et programme. 60 mn. Vue de l’exposition à l’Institut d’Art Contemporain, Villeurbanne, France.
— Concrete Tears, 2006. Ciment et fils. Dimensions variables. Vue de l’exposition à l’Institut d’Art Contemporain, Villeurbanne, France.
— Invisible Film, n.d. Vidéo-projection Hd cam sur DVD, son circulaire 5.1, moniteur et sous-titres de la bande son originale, durée 90 mn. Vue de l’exposition à l’Institut d’Art Contemporain, Villeurbanne, France.
— Selected Recording #093, n.d. Impression Lambda. 124 x 200 cm.
— Selected Recording #201, n.d. Impression Lambda. 124 x 200 cm.

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