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L’Imaginaire d’après nature

PPaul Brannac
@20 Juil 2009

Le flâneur ne cherche rien, il regarde; parfois il voit. Une visiteuse au musée déambule, un peu à distance des œuvres, en retrait d’elles, seule, l’œil illuminé et le sourire plein de cette illumination, elle qui ne flâne pas car elle voit, ne fait plus que voir toutes les visions photographiées, tous les instants fixés par le flâneur aigu, il est près d’elle, et lui la fixe.

Certains ont eu la chance, enfants, de voir quelques unes des soixante-treize photographies d’Henri Cartier-Bresson rassemblées ici et tandis qu’ils les revoient, ils comprennent qu’avec le temps elles ont conformé dans leur mémoire mouvante des images par lesquelles encore ils regardent le monde —par lesquelles ils le voient, cadré en noir et blanc, saisi à la sauvette; à la manière de cet ancien jeu de suiveurs, de cette habileté des marchands des rues, de ce déclic des photographes qui sauvent un bout de monde à l’instant de sa disparition: l’«explosante fixe» de Breton, Anonymes, Mexique (1934), dont on ne sait si c’est une danse ou un accouplement furieux tendre; le Dimanche sur les bords de la Marne, France (1938) des couples rondouillards accrochés à la berge et au pique-nique dominical —les «salopards», comme on disait alors des congés payés; les Regardeurs épiés de Bruxelles (1932) auxquels manque Charlot; la foule pressée à périr, surprise par l’artiste lors de la Vente d’or dans les derniers jours du Kuomintang, Shanghai, Chine (1949); l’incroyable rigueur caniculaire des noirs et blancs de Salerne, Italie (1933) dont on a pris longtemps la charrette au repos pour un canon désolé pointé sur l’enfant minuscule, et la fenêtre noire au contour chaulé pour une trouée fatale; le préposé bougon et fier, éborgné par le soleil, des Arènes de Valence, Espagne (1933);

et puis les autres, les photographies de l’âge adulte, détails qu’on aperçoit par exemple à l’entrée du pont, sur l’asphalte, d’une casquette renversée, d’un employé des chemins de fer, qui repose près d’elle, les bras contre le buste —mort—, et lointainement la brume qui meurt près de lui en léchant le bitume, et glisse entre les poutrelles du pont, et avale les traverses, et dévore les entretoises: Résistance, bords du Rhin, France (1944); le feu glacé encore, dont les stalactites s’accrochent au bois noir après l’Incendie d’un dock à Hoboken sur l’Hudson en face de Manhattan (1947), et derrière, Manhattan en effet, comme un horizon de verre calme, comme le pandémonium vers lequel nous introduisent ces propylées —rondins grêlés— des deux enfers; les veuves d’Aquila, Abruzzes, Italie (1951), qui portent sur la tête leurs plateaux de petits pains —ronds et blancs comme les pavés des marches, noires comme les ferronneries qui cerclent leurs postures, encadrent et encadrent encore chaque composition comme le liseré noir, imposé par Cartier-Bresson, détoure ses instantanés et interdit la retouche; car on ne peut recouper ces lignes qui, d’un entrecroisement de balustrades aux bords d’un escalier, suscitent un labyrinthe où l’œil se perd près du cycliste flou de Hyères, France (1932) comme il s’éloignait des veuves italiennes; ce goût de l’espace qui approfondit le temps, ce cycliste justement, Depardon en dénonçait, à la mort du maître en 2004, le formalisme subjuguant la politique au fait de la beauté, mais c’est qu’il ne voulait pas voir;

voir que la beauté est un fait politique dès lors qu’elle est vue et que sa raison d’être est son existence même, non l’instrument de la candidature mais l’expression de l’apparence dans les contraintes de l’art que sont le monde, le médium et l’artiste, le temps, l’instant et l’œil —la verticalité des barreaux tranchée par un bras au poing fermé, une jambe qui s’extirpe, la nudité en cage qui défie la Prison modèle de Leesbury, New Jersey, Etats-Unis (1975); brutalité de l’image qui justifie l’indigence de l’accrochage (épreuves contrecollées sur des cartons cornés, ni cadre, ni sous-verre, pas même de cimaises) et ôte tout média entre l’œuvre et le visiteur, auteur si sûr de son fait artistique qu’il dépouille l’image photographique des traditions d’exposition de la peinture; et le tour de Cartier-Bresson —qui est aussi son style— tient en ce que la patience maîtrisée de la peinture contribue à la spontanéité de la photographie; il se dédit pour se dédier, et il n’est pas un portrait —du jeune Truman Capote cerné de plantes grasses en Louisiane en 1946, au vieux Matisse serrant une colombe contrite deux ans plus tôt— qui soit encombré de pictorialisme; liberté que Cartier-Bresson doit à une contrainte propre: son goût du noir et blanc, goût exclusif, peut-être prescrit par ce que la technique de son époque autorisait d’abord, mais plus sûrement ensuite par la nécessité d’épurer le réel pour montrer en un seul mouvement —l’œuvre— la substance du monde et la virtuosité de l’artiste, comme les peintres chinois anciens qui refusaient la couleur et gageaient de reproduire le monde par le seul moyen d’un nuancier de non couleurs: le noir et le blanc; le blanc des cheveux de Braque en 1958, beaux comme ceux de Jankélévitch, celui des clous que suit Giacometti sous l’averse pour traverser la rue, le blanc de chaux des maisons grecques au midi dont s’échappe une silhouette grise; le noir des silhouettes immenses, celui de la soutane avançant qui est l’ombre d’une veuve, le noir du rouge épais des deux litrons portés par l’enfant rigolard qui déboule de la rue Mouffetard…

Henri Cartier-Bresson
— Anonymes, Mexique, 1934.
— Dimanche sur les bords de la Marne, France, 1938.
— Regardeurs épiés de Bruxelles, 1932.
— Kuomintang, Shanghai, Chine, 1949.
— Salerne, Italie, 1933.
— Arènes de Valence, Espagne, 1933.
— Résistance, bords du Rhin, France, 1944.
— Hoboken sur l’Hudson en face de Manhattan, 1947.
— Aquila, Abruzzes, Italie, 1951.
— Hyères, France, 1932.
— Prison modèle de Leesbury, New Jersey, Etats-Unis, 1975.
— Sifnos, Grèce, 1961.
— Ubud, Bali, Indonésie, 1949.

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