ART | CRITIQUE

Les Recherches d’un chien

PPierre Juhasz
@22 Oct 2010

L’art ne peut pas se penser sans engagement sur le monde. Il est dans l'exposition "Les Recherches d'un chien" à la Maison rouge abordé d'un point de vue social, politique, et autour des thèmes de l’animal, l’animalité, la marginalité.

Un animal réduit au plus simple appareil, tel un modelage d’enfant — oreilles, yeux, nez, bouche, anus, sexe, figurés par de simples trous dans la matière creuse — arborant une étonnante expression de stupeur, mais dont le format et le socle produisent une sculpture presque monumentale, cet animal poétique et archétypal créé par Fischli et Weiss est l’œuvre qui ouvre l’exposition.

Derrière elle, un impressionnant portrait de profil de Roberto Cuoghi, distille, par le troublant réalisme d’une effigie hybride — entre homme et harpie —, une inquiétante étrangeté. Plus loin encore, pend du plafond, au bout d’une corde, la dépouille d’une taupe géante, d’une énorme peluche aux allures de taxidermie escaladée par des coléoptères géants: de la série des «Nécrophores», réalisée à partir d’une gravure scientifique d’une expérience de Jean-Henry Fabre à qui elle rend hommage, l’œuvre porte en sous-titre L’Enterrement.
La taupe est ici exhumée, déterrée et l’œuvre de Mark Dion continue avec ironie à jouer avec les codes de l’univers scientifique et avec notre représentation de l’idée de nature. Non loin de là, c’est une truie souriante en silicone de Paul McCarthy qui jonche le sol.

L’animal, l’animalité, la marginalité, sont les paradigmes inaugurant l’exposition «Les recherches d’un chien». Le titre est emprunté à une nouvelle de Kafka où un jeune chien — le chien narrateur — s’interroge sur son identité et plus généralement sur l’identité canine, sur ce que représente être un chien et cela le conduit, dans sa quête, à se comprendre lui-même et à comprendre ses semblables, aux marges de sa propre société.
Point de vue en écart, dessillement d’un regard individuel sur le collectif au risque de la marge, c’est cette expérience et ce que l’écriture même de Kafka instaure qui a conduit les organisateurs de l’exposition dans leurs choix.

Il s’agit de la première manifestation en France conçue et réalisée collectivement par le groupe de fondations Face (Foundations of Arts for a Contemporary Europe). Ce groupe se compose de la Fondation Deste (Grèce), de la Fondation Ellipse (Portugal), de la Fondazione Sandretto Re Rebaudengo (Italie), de Magasin 3 Stockholm Konsthall (Suède) et de la Maison Rouge. Ces fondations privées européennes, ouvertes au public, ont  la vocation de promouvoir l’art contemporain.
L’exposition rassemble une cinquantaine d’œuvres appartenant aux collections des cinq institutions partenaires ou à leurs fondateurs. Elle a déjà été présentée à Turin et à Cascais, elle poursuivra en 2011 son itinéraire à Stockholm et Athènes.

La mise en espace des œuvres, leurs confrontations, leurs dialogues produisent une grande cohérence sans pour autant compromettre la singularité de chacune d’elles: ce sont les œuvres et le point de vue des artistes que l’exposition place au premier plan. Or, ces artistes, dont des figures majeures de la création actuelle, ont en commun le fait de porter un regard oblique sur le monde, un regard incisif, un regard qui scrute l’espace social, l’espace politique, le singulier dans le pluriel, un regard qui ne pense pas l’art coupé du monde ni de la vie dans sa diversité, dans sa complexité, dans ses blessures, un regard qui partage avec Braque l’idée que l’art, «c’est ce qui trouble».

Ce qui se ressent dans le parcours thématisé autour de questions comme l’œuvre en tant qu’étude du vivant, en tant qu’espace de revendications politiques, en tant que point de vue de l’artiste, en tant que renversement des symboles ou encore, comme questionnement d’identité ou mélange de traditions particulières, ce qui se ressent donc tout au long du parcours est un véritable engagement.
Cet engagement est non seulement celui des artistes dont les créations témoignent que l’art ne peut pas se penser sans engagement, mais c’est aussi celui des collectionneurs, des acteurs du groupe Face, qui ont choisi ces œuvres et ont décidé leurs confrontations et leur mode de présentation. En cela Face porte bien son nom: il présente le meilleur visage, probablement, de la création actuelle.

C’est ainsi que de pièce en pièce, de la grève humaine proposée par le collectif Claire Fontaine, clamée par un dispositif de néons inscrivant «Strike» et qui se met en grève en s’éteignant à l’approche des spectateurs, jusqu’au drapeau brûlé laissant apparaître abîmé le mot «Liberty» de Gadar Eide Einarsson, de l’inquiétant intérieur de l’environnement de Grégor Schneider ou plus intime et étrange par son échelle de DeAnna Maganias, du drapeau américain détourné en drapeau pan-africain de David Hammons dont l’œuvre interroge la relation entre origine ethnique, identité et société américaine à la vidéo de Sigalit Landau où nue, elle fait tourner autour de sa taille, devant la Mer Morte, un hula hoop de fils barbelés qui lui entaille la chair, de l’environnement saturé de matériaux pauvres, de textes et d’images allant de la publicité à des images d’une extrême violence de Thomas Hirschorn au regard incisif et ironique que porte Martin Parr sur notre société d’abondance et sur le kitsch à travers ses photographies aux couleurs acidulées, les œuvres développent chacune à leur façon, avec humour ou cynisme, avec critique ou poésie, un point de vue sur les mondes qui construisent notre monde, un point de vue engagé, sans que les œuvres deviennent pour autant de purs discours.

Elles demeurent, pour reprendre une expression de Braque, des «faits plastiques» qui propagent leur sens par ce qu’elles instaurent comme expérience sensible. Il en est ainsi, et de façon magistrale, de History of the Main Complaint de William Kentridge, évoquant et dénonçant, dans un film d’animation, l’apartheid. Á l’instar de ses autres créations, les images, traitées au fusain par un processus palimpsestique d’effacement et de dessin en train de se faire, développent, au son d’un madrigal de Monteverdi, un récit à la fois onirique, poétique et politique.

Dans ce qu’elles disent du monde, de la question de l’identité, de la marginalité, de l’identité post-coloniale, du rapport entre les sexes, du rapport entre l’individu et la société, de l’abondance de la société de consommation, mais aussi de ce qu’est l’art aujourd’hui, de son jeu trouble entre majeur et mineur, de ses modes d’appropriation et de détournement, ces œuvres partagent entre elles une fertile connivence qui traverse les cultures des cinq continents. «Comme le chien–protagoniste de la nouvelle de Kafka, ces artistes se posent des questions sur le sens de la création artistique, animés par une véritable passion pour la société humaine», écrit Irène Calderoni dans le catalogue.

«Je cause, je gueule comme un chien, je suis un chien» chantait et criait Léo Ferré, tandis qu’en un temps antérieur, sous la plume de Kafka, le chien écrivait: «C’était cet instinct qui, peut-être au nom de la science, mais d’une autre science que celle qui est pratiquée aujourd’hui, — au nom d’une science suprême me faisait estimer la liberté plus que tout au monde. La liberté!»

Collection Dakis Joannou
— Roberto Cuoghi
Megas Dakis, 2007
Untitled (Lady Godzilla), 2004
— Urs Fischer, Mackintosh Staccato, 2006
— Fischli & Weiss, Animal, 1986
— Jeff Koons, Wrecking Ball, 2002
— DeAnna Maganias, The View From Bed, 2007
— Paul McCarthy, Pig, 2003
— Cady Noland, Drag, 1990

Collection Ellipse Foundation
— Vasco Araújo, About Being Different, 2007
— Gardar Eide Einarsson, Burnt White Flag, 2005
— David Hammons
African-American flag, 1990
Untitled, 1995-2002
— Marepe, Rio Fundo (Deep River), 2004
— Lorna Simpson
Water Bearer, 1986
Myths, 1991
Untitled (Cabinet in the sky), 2001
— Kara Walker, Untitled, 2002 / 2005

Collection Sandretto Re Rebaudengo
— Maurizio Cattelan, Untitled (Natale 95) Stella con BR, 1995
— Thomas Hirschhorn, Spin Off, 1998
— William Kentridge, History of the Main Complaint, 1996
— Navin Rawanchaikul, Fly With Me To Another World (dedicated), 1999
— Sherrie Levine, Body Mask, 2007
— Mark Manders, Fragment from self-portrait as a building / Room with Landscape with Fake Ballpoint, 1993
— Aurel Schmidt, So Damn Pure, 2008
— Gregor Schneider, Das Große Wichsen, 1997

Collection Magasin 3
— Mircea Cantor, The Landscape is Changing, 2003
— Annika von Hausswolff
Tillbaka till naturen / Back to Nature
, 1992
Live From the Ocean, 2005
Psykoanalys, 2009
— Kimsooja, Bottari Truck, 2005
— Sigalit Landau, Barbed Hula, 2000
— Esko Männikkö
Kittilä
, 1995
Kuivaniemi,
1990 / 1992 / 1993 / 1994
Utajärvi, 1990
— Bruce Nauman, Untitled (Suspended chair, Vertical III), 1987
— Lara Schnitger, Gridlock, 2005
— Santiago Sierra, Person Obstructing a Line of Containers, 2009

Collection Antoine de Galbert
— Virginie Barré, Les Hommes venus d’ailleurs, 2005
— Philippe Bazin, Dufftown n°9, 2002
— Mark Dion, Les Nécrophores – L’Enterrement (Hommage à Henri Fabre), 1997
— Claire Fontaine, Strike V.II , 2005-7
— Boris Mikhailov, Look at me I look at water, 1999
— Martin Parr, Common Sense, 1999
— Stéphane Thidet, Sans titre (le terril), 2008

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