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Le Spectacle du quotidien

Spectacle et quotidien rythment la vie civile depuis toujours, pôles antagonistes, d’un côté la mise en scène et la contemplation, de l’autre l’anonymat et l’agir. Ce sont aujourd’hui des enjeux majeurs d’une pratique artistique globalisée, dans laquelle s’échangent, s’affrontent, se superposent et se retournent les signifiants.

Information

Présentation
Thierry Raspail, Hou Hanru, Boris Groys, François Piron, Tom McDonough
Le Spectacle du quotidien

Extrait. Thierry Raspail, Paysage
« Charles Perrault inaugure la querelle des Anciens et des Modernes au moment même où l’Europe découvre des civilisations grandioses à peu près ignorées jusque-là : Chine, Japon, Sud-Est asiatique, sous-continent indien et aussi Mexique et Pérou (défoliation des Aztèques et des Incas). On est aux environs de 1689 et une conception inédite de la modernité juxtaposée à l’Antiquité, et d’égale valeur, s’énonce au moment même où l’Europe n’est plus seule au monde et sera bientôt contrainte de relativiser sérieusement son universalisme théologique face au constat d’un pluralisme humain indéniable. Il faudra des siècles pour que toute manifestation d’apartheid s’amollisse et que des tentatives de « principe d’équivalence » (Filliou) s’équilibrent à peine à peu près. Mais il y a désormais un avant et un après en même temps qu’un ailleurs et un autre. Bref, il y a une histoire et une géographie et la littérature utopiste de l’époque (More, Bacon, Swift) les décrit, ces autres et ailleurs, comme autant de sociétés contemporaines bientôt érigées en modèles par les Lumières.

Un champ scientifique se fixe au XVIIIe siècle, Ampère lui donne un nom : « ethnologie » : nouveaux mondes, morcellement de la chrétienté, langues vernaculaires, importants déplacements en Europe occidentale, nouvelles communautés. L’histoire se prête avec complaisance à une nouvelle géographie : aires culturelles, ethnicités construites, indigénisation sont dès lors autant de catégories commodes, cartographies héroïques autant que funestes, qui accompagneront l’épisode colonial. L’Occident invente l’orientalisme (E. Saïd) et la « nation » lui est à peu près contemporaine (1775-1840, conscience nationale et Etat-nation). On assiste alors à l’invention d’une nouvelle tradition, celle de la communauté nationale.

Au XXe siècle, Benedict Anderson démontre qu’il n’y a de communautés qu’imaginées. La nation en est une, et l’art qui s’y fait, lui est, croit-on, parfaitement superposable. Un peu plus tard, Arjun Appadurai, au moment même où les interactions globales offrent une chance inédite à l’expression reformulée du local, décrit la réalité non plus des communautés mais des mondes imaginés : « formes culturelles fondamentalement fractales, c’est-à-dire dépourvues de frontières, de structures ou de régularité euclidienne. »

Ces mondes imaginés, nos « everyday lifes », sont le résultat d’une congruence de flux en tout genre (« Fluxus Internationale Festspiele ») : diasporas, migrations financières, déterritorialisation de personnes, d’images et d’idées, simultanément recomposées, redistribuées et dispersées par les médias électroniques. De fait, il n’y a plus « de là là » (G. Stein). Il y a en revanche des « ici » fluctuants, possiblement partout. Si la communauté imaginée du XXe siècle, la nation, est née de la coopération fructueuse de la langue d’imprimerie et du capitalisme marchand (entre autres), les mondes imaginés du XXIe siècle, partout disséminés et à l’amplitude variable, sont le fruit des médias et migrations massivement globales associées au capitalisme computarisé. Dès lors, les généalogies tout comme l’histoire qui les susurre n’ont plus de géographie que mouvante : il n’est que chevauchements, dispersions, diffractions des modèles culturels et des processus de transmissions, mouvements complexes des appropriations et réappropriations imaginatives. »