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Le Doigt de Dieu (le pouce)

Ronny joue beaucoup au basket dans la moiteur de Tel-Aviv, tandis que son amie Michal relève le défi des tâches ménagères, en bottines, ça mouille moins, ça salit moins les sols lavés. Il est 16h30 à Tel-Aviv. Et à Tulkarm, en Cisjordanie, à la même heure, Fahad, jeune homme féru de football américain, un peu simplet, s’est laissé convaincre par Tarik, plus âgé, d’aller à Tel-Aviv faire sauter l’imposante ceinture d’explosifs accrochée à sa taille. Son « ami » lui a martelé que le chômage dans la bande de Gaza, la Révolution française, le sida, le cancer, le prix du baril de pétrole, la seconde guerre mondiale, entre autres, « c’est les Juifs…toute la merde du monde en général, c’est les Juifs et toute ta vie de merde en particulier, c’est les Juifs ».

Pour toutes ces raisons, Fahad mérite bien les 72 vierges promises. Seulement, il aimerait savoir s’il a le choix. Parce que lui, c’est plutôt les rousses un tantinet rondelettes qu’il préfère. « Il aurait bien aimé choisir, comme sur un étalage de poires au marché. Mais là, c’était plutôt barquette de fraises. Le lot, à prendre ou à laisser. Avec à peine 7 % de vraies rousses sur l’ensemble de la gente féminine… »

Au même moment, à Tel-Aviv, Michal se coupe le pouce. Et Ronny qui ne rentre pas… Il faudrait qu’elle aille à l’hôpital, mais pour cela, il faut traverser au moins deux grandes artères et à une heure de pointe en plus. Chacun sait que ces horaires sont à éviter. Fahad quant à lui, marche à travers la ville, admire, malgré lui, une société capable de dédier un temple au football américain. Les emplois du temps des protagonistes vont-ils coïncider ? Fahad va-t-il se faire exploser en présence du couple tel-avivien ? C’est le fil directeur de l’intrigue, le ressort du premier livre de Ronny Edry.

Au gré des pérégrinations du couple israélien et du terroriste palestinien dans Tel-Aviv, les caractères s’esquissent peu à peu. A l’insouciance, à la futilité, et au côté superficiel des jeunes israéliens, la grande naïveté, la niaiserie et l’abrutissement de Fahad répondent en échos prolongés. A la recherche de bien-être, de confort et de sécurité dans une ville potentiellement violente, répondent encore le désir de vengeance, la destruction et le massacre.

Ces sortes d’échos qui se répondent en dissonances, en différences, se fondent dans un lointain presque inaudible où la confusion et l’incompréhension font office de toile de fond. De là découle peut-être le parti pris graphique, où règne un chaos de noir et blanc baveux de lavis, hérissé de traits à la plume ou au crayon papier, mêlés de collages de cartes géographiques ou de documents officiels en arabe, en français, en hébreu venant, en manière de puissant filigrane, donner un supplément de réalité au dessin. Le récit est quant à lui couché sur un fond à petits carreaux, faisant référence au journal intime.

Ce style graphique outré, ces trouvailles subtiles donnent à l’ensemble quelque chose de repoussant, d’écœurant dans l’aspect. Mais une sorte de cohésion invisible lie l’ensemble et attire le lecteur dans ses rets. L’intérêt est indéniable alors que presque impalpable. Comment, alors, un ouvrage tournant le dos à tant de canons esthétiques, peut-il exercer un tel attrait ?

Le texte tient une importance prépondérante. Il semble venir du plus profond de la pensée du personnage, dans un style parlé, populaire, vif. Fahad et Ronny sont d’ailleurs logés à la même enseigne à ce titre-là. L’auteur possède ce don d’emmener son lecteur à découvert pour lui conter une anecdote si vivante, un bout de récit ou d’explication si justes, si précis que parfois, la case dessinée pourrait s’avérer inutile… Mais il n’en est rien, car lorsque le récit porte sur tel sujet, le dessin peut très bien fixer une vision fantasmée de ce qui est dit, créant ainsi un niveau de lecture supplémentaire. Ce pourrait être harassant… Et bien non. L’avantage, c’est que ces niveaux permettent de maintenir une attention rigoureuse à l’histoire ainsi que des relectures nouvelles. Le dessin se fait tantôt commentaire, tantôt seule voix descriptive. Ce jeu entre le texte et l’image est réjouissant et bien mis en valeur par une mise en page d’une grande liberté.

Un exemple entre autres illustre bien cette aisance : Clarisse, jeune volontaire française, s’offre généreusement à Tarik le croyant à l’origine d’un charitable projet de verger destiné aux enfants. Avec l’argent récolté, on croit deviner que Tarik envoie plutôt des volontaires se faire exploser. Le récit, sur trois planches, se fait analyse politique des motivations des jeunes occidentales qui viennent défendre « la cause », tandis que le corps de Clarisse part à la dérive du plaisir charnel.

Tant de maîtrise augure de belles histoires à venir de la part de Ronny Edry, que l’on suivra avec attention et plaisir. Néanmoins, juste pour dire néanmoins, dans Le Doigt de Dieu, certains éléments auraient peut-être mérités un traitement plus nuancé. Un équilibre aurait pu être trouvé. Le personnage de Fahad par exemple, a quelque chose de bancal.

Un constat surprenant : un point commun existe entre le jeune israélien et le jeune palestinien. Et oui, chacun a pour passion un sport américain. Cette convergence universelle est sans doute juste mais s’arrête là.

De plus, le long raisonnement de Fahad sur les 72 vierges s’avère d’un grand discernement, qui correspond assez peu au personnage borné qui est décrit. Quoi ? Un jeune homme aussi madré, prêt à toutes les astuces pour atteindre, au paradis et à la barbe du prophète, son idéal féminin, serait incapable de refuser à son ami Tarik de se faire sauter ? C’est difficilement imaginable. D’autant que Fahad, à la différence de Tarik, ne souffle pas un mot de son éventuelle haine pour les « sionistes ». Il serait plein de la haine d’un autre, habité, comme télécommandé finalement, et c’est ce qui gène le plus.
A contrario, qui peut dire de quoi est faite la tournure d’esprit de ceux qui se suicident pour tuer ? Là, c’est vrai, tout est possible.

Le personnage de Fahad est si malléable, si influençable que le lecteur projette sa propre vision sur lui ; on aimerait intervenir, le réveiller, ce qui est au final assez intéressant. Cela rejoint l’idée de fusion réussie entre l’attrait et la répugnance inhérente au livre. Mais quelques nuances aurait pu laisser le lecteur moins dans le doute dans ce qui anime ce personnage symbolique.

On regrettera que l’auteur n’ait pas développé la question politique évoquée dès le début. Elle est abordée dans la description de l’enrôlement de Fahad. Elle est présente tout au long du récit puisqu’elle menace de mort les protagonistes israéliens. La confrontation entre les deux itinéraires, entre les deux destins aurait pu y gagner en profondeur. Car il pourrait être dit, avec un journaliste français, qu’au terrorisme de certains palestiniens répond un terrorisme d’Etat. L’un n’apparaît pas sans l’autre. Les mots de Mandela pourraient aussi être cités : « Si l’oppresseur utilise la violence, l’opprimé n’aura d’autre choix que de répondre par la violence. Dans notre cas, ce n’était qu’une forme de légitime défense ».

Ce débat inextricable n’est pas l’objet du Doigt de Dieu. La force du livre ne se trouve pas dans la polémique mais dans son point de vue. Le point de vue permet à l’auteur de délivrer toute son acuité à décrire la société israélienne au quotidien. Mais ce point de vue est aussi son point faible parce qu’il penche un peu trop vers le parti pris, ce qui fausse, à faible échelle il est vrai, l’intensité de certaines situations ou la justesse de certains personnages.