LIVRES

Irène et les clochards

Irène vagabonde. Elle traîne sa nonchalance dans les rues de Paris, au hasard de rencontres avec les clochards sur lesquels la jeune femme a décidé de se pencher. Non par complaisance ou par souci de se rendre utile. Etudier la vie des clochards pour éprouver plus concrètement le délabrement physique et mental, pour sentir au plus près le goût de l’oubli. C’est donc un attachement personnel et profond qui la motive mais qu’aucun de ceux qu’elle interroge ne lui rend pourtant.
Alors elle s’énerve, elle perd pied et progressivement, ses pires fantasmes ou ses pires cauchemars vont s’engouffrer dans son quotidien. A son tour, Irène se marginalise, elle disparaît de la foule encore un peu plus, se laisse envahir par un sentiment de mort, là aussi, encore un peu plus. Jusqu’à ce qu’elle croise Naïma, une jeune femme sans retenue, bien dans sa peau, qui va tour à tour sortir Irène de sa complainte et la précipiter dans un nouveau néant…

Dès le début de l’histoire, Florent Ruppert et Jérôme Mulot nous disent à peu près tout d’Irène. Etudiante, travail à temps partiel, bénévolat dans des associations, tempérament bien trempé.

«Mon troisième truc, c’est que je voudrais me suicider… et je voudrais que ça soit dans le livre», précise-t-elle lors d’une rencontre-dédicace avec les deux auteurs justement. Irène veut mourir crânement, non sans avoir au préalable exercer des pouvoirs de super-héros et diriger un reportage bd sur les clochards. Existe-t-elle? A-t-elle réellement sollicité les auteurs pour l’aider à accomplir son acte? Pas de réponse là-dessus, Ruppert et Mulot nous laisse sur cette frayeur. Avant d’envoyer la mécanique du récit.

Irène veut mourir donc, alors Ruppert et Mulot la maintiennent en vie. Mais tout cela ne tient qu’à un fil. Elle se défenestre, se jette sous des voitures, rien à faire : ces petites séquences morbides ne forment que l’univers compliqué de son propre imaginaire. Sauf que celui-ci vient tambouriner aux portes de son quotidien jusqu’à brouiller les pistes du réel et du songe. Dans la vraie vie, Irène se promène avec un sabre. Dans ses pensées, elle l’utilise.
Le lecteur suit cette étrange descente aux enfers, au rythme des nouvelles qui arrachent le cœur de la jeune femme. Et de cette schizophrénie chronique, balançant continuellement entre la vie et la mort.

Irène et les clochards est un récit grave que le cynisme des deux auteurs vient heureusement rattraper. Une entreprise délicate, l’histoire penchant toujours vers le sordide, qui ne tient elle aussi qu’à un fil. Mais toute la virtuosité de Ruppert et Mulot tient justement dans cette tangente qu’ils rétablissent grâce à leur grande maîtrise de la narration. Dans Safari Monseigneur et Panier de singe, les deux ouvrages qui ont révélé le duo parisien, les dialogues syncopés, véritables instantanés de vie, construisaient des planches où le texte « mangeaient » quasiment le dessin. Avec Le Tricheur, l’opus précédent et Irène, la narration subit des découpes inédites. D’abord, le dessin se taille une part beaucoup plus importante que le texte. Ensuite, et c’est là la grande virtuosité, la narration avance en deux segments parallèles: l’un produit l’histoire, l’autre l’interprète a posteriori, ou l’enrichit, ou la saborde. Une temporalité complexe qui densifie immanquablement le rapport au récit et désamorce la tragédie.

Moins de discours pour une construction toute en finesse. Florent Ruppert et Jérôme Mulot nous suggèrent d’accompagner Irène. Et avec elle, d’être saisi par ses visions les plus sombres, d’être affligé par une réalité qui la dépasse et dans laquelle, comme nous, elle se retrouve le plus souvent spectatrice. Ou d’être, comme elle, happé par Paris telle que la décrivent les auteurs, ses réseaux tentaculaires, sa pesante inertie, son cruel et parfois rassurant anonymat.

Le roman d’Irène s’arrête au chapitre 6, mais ce n’est que provisoire. Florent Ruppert et Jérôme Mulot la feront revenir dans un prochain tome…