ART | CRITIQUE

Instruments

13 Juin - 24 Sep 2017
PFrançois Salmeron
@22 Juin 2017

« Instruments » propose un parcours sobre et cohérent autour de huit boucles vidéos réalisées par Ismaïl Bahri. Si les protocoles et les gestes de l’artiste manipulent quelques objets banals afin de mettre en exergue leurs propres qualités, l’exposition offre une réflexion sensible sur le statut de l’image, de la vidéo et des conditions de visibilité du monde.

C’est une exposition remarquablement sobre, épurée et silencieuse à laquelle nous convie le Jeu de Paume avec «Instruments» d’Ismaïl Bahri. L’artiste, né en 1978 à Tunis, instaure un dialogue entre huit vidéos, dont certaines auront été déjà présentées aux Eglises de Chelles, à l’Espace Khiasma ou aux Filles du Calvaire, et dont trois auront été spécialement produites pour l’occasion. Ce qui nous a d’emblée frappés, c’est la cohérence avec laquelle les œuvres s’articulent les unes aux autres: une déclinaison de gestes et d’instruments, qui tantôt s’activent tantôt interagissent, se répondent tout au long du parcours. Aussi, on verra poindre dans l’exposition une réflexion sur le statut de l’image, de la vidéo et des conditions de visibilité du monde, à travers une série de concepts esthétiques: l’infra-mince, l’imperceptible, le net et le flou, le dévoilement et la disparition, le dépliement, la révélation et l’effacement, le transfert, la source lumineuse et la cécité.

Sonder les propriétés des instruments et du dispositif vidéo

Le titre même de l’exposition nous aura également interpelés. De quels instruments s’agit-il? D’un bout de papier ou d’une simple page blanche, d’une publicité de magazine ou d’une coupure de journal, d’un fil noir ou de grains de sable… Bref, on a affaire à des objets banals, issus de notre quotidien. Chaque séquence, pour ainsi dire, repose sur des procédés minimaux et sur une grande économie de moyens: des gestes répétitifs, tournant en boucle, des processus lents, patients, dont les effets se font attendre, et qui réclament une attention accrue de la part du spectateur. Ces procédés visent à éprouver les qualités intrinsèques des instruments: capillarité, inflammabilité, résistance ou fragilité, capacité à réfléchir la lumière, etc.

Finalement, les propriétés des instruments se révèlent par l’entremise de gestes et d’expérimentations élémentaires que la caméra capte et restitue en boucle. Pourtant, la vidéo n’est pas qu’un simple outil d’enregistrement du réel chez Ismaïl Bahri puisque, comme nous l’annoncions, certaines séquences, à l’instar de Foyer, interrogent le processus filmique en tant que tel, et posent un regard réflexif sur les capacités propres au dispositif vidéo.

Le tempo des instruments

Ismaïl Bahri explique qu’il a conçu son exposition comme une «progression», comme une «ouverture vers la lumière» et «l’abstraction». De fait, le parcours débute dans la pénombre. La vidéo Ligne laisse apercevoir une goutte d’eau depuis le seuil de l’exposition. Phénomène miniature reproduit à grande échelle, cette goutte apparaît comme un point focal qui happe notre regard, comme une subtile vibration qui nous draine à l’intérieur même d’«Instruments» et nous en donne le tempo. La goutte d’eau, disposée sur la veine d’un bras immobile, bat au rythme des pulsations cardiaques. Elle devient un instrument d’auscultation, de révélation et d’amplification de la vie intérieure – sa traduction physique, sensible, observable.

Puis, nous engouffrant davantage dans la pénombre, nous observons des fragments de journaux se déplier sur trois écrans (Film), ainsi qu’une main gigantesque, au fond de la salle, rembobiner habilement un fil de laine noire (Dénouement). Les deux mouvements se répondent: l’un déplie, dévoile et développe, tandis que l’autre rembobine, remballe et oblitère le champ du visible. Mais alors que l’on pourrait croire que les coupures de presse de Film sont des images de synthèse, on apprend que celles-ci se déploient au contact d’une encre noire, en s’humidifiant. Sortes de hiéroglyphes ou de vieux manuscrits, les fragments renvoient à la sédimentation des images et des informations dans une société contemporaine accumulant les données.

La main de l’artiste et l’activation des instruments

Le titre de Dénouement fait référence au langage cinématographique, et à la conclusion d’un scénario. On assiste ici à une lente progression: celle de l’artiste qui, depuis l’arrière-plan, remonte petit-à-petit vers la caméra, dans un paysage enneigé, en rembobinant le fil qui le relie à l’objectif. On passe ainsi du flou au net, d’un arrière-fond à un gros plan, d’un plan abstrait à une vue détaillée sur les mains d’Ismaïl Bahri, d’un blanc dominant (le paysage neigeux) à un noir envahissant (le manteau de l’artiste, et la pelote qu’il manipule, qui grossit et qui se rapproche de la lentille de la caméra).

Dès lors, la main de l’artiste devient le leitmotiv des vidéos d’«Instruments». Soit en tant que réceptacle d’une coulée de sable dans Sondes, soit comme support d’une feuille blanche qui brûle et se consume dans Source, soit comme agent d’un geste répété dans Revers, où elle froisse et déplie avec vigueur une publicité de magazine. Dans Sondes, une fine pluie de sable, provenant du hors champ, est recueillie dans la paume d’une main ridée. Là, le sable s’accumule, déborde et coule. Or, si l’on se situe au milieu de la boucle, on ne sait plus vraiment si l’on assiste à un phénomène de remplissage ou d’évidement de la main. Le sable semble frémir et s’écouler comme un liquide tandis que la main, épuisée, finit pas se retourner, se contracter en un poing, et lâcher la poignée de sable dans le vide.

Eprouver la durée des choses

Les phénomènes et les protocoles mis en place par Ismaïl Bahri s’inscrivent donc dans la durée. L’artiste éprouve la résistance de la main soumise au poids du tas de sable. Encore, il observe le phénomène de combustion d’une feuille blanche. Un trou brun y surgit et s’agrandit inexorablement, les bords du cercle incandescent grignotant peu à peu le papier. La feuille est comme le châssis d’une toile sur laquelle une forme éclot, ou comme un écran de cinéma sur lequel surgit une image-mouvement. Mais la forme, en se développant, court vers sa propre disparition: la feuille, béante, finit par être entièrement consumée, et le cercle s’évanouit. En fait, on éprouve ici la durée des choses: on attend que la feuille se consume totalement, tout comme Henri Bergson disait que l’on devait attendre, face à notre tasse, que le sucre fonde dans l’eau.

Revers, autre œuvre créée pour l’exposition avec Sondes, éprouve quant à elle la résistance d’une page de magazine face aux multiples distorsions que lui font subir les mains de l’artiste. Celles-ci triturent, froissent et compriment une publicité, puis déplient la boule de papier et recommencent ainsi de suite. Petit-à-petit, des altérations s’opèrent. Les pigments du magazine s’imprègnent sur les doigts d’Ismaïl Bahri. Une fine couche de poussière flotte dans l’atmosphère. La publicité figurative tend vers l’abstraction, elle disparaît. Elle perd sa rigidité originelle (on entend le bruit du papier froissé au départ) et se transforme en une sorte de peau grisâtre souple.

Abstraction et réflexion

L’exposition se conclut avec Esquisse et Foyer, dans une salle à la luminosité éblouissante. Un drapeau blanc flotte, fouetté par les vents, et donne l’impression d’être diffusé en accéléré tant nous étions jusque-là habitués à des tempos lents. La même lumière blanche habite l’écran de Foyer. Ici, Ismaïl Bahri a paré la lentille de sa caméra d’un cache. Si celui-ci obstrue notre vision, il se teinte de la luminosité des rues de Tunis où l’artiste flâne, et vibre selon les courants d’air.

Le cache se pare ainsi des tonalités de l’environnement dans lequel l’artiste évolue et, surtout, de par son caractère incongru, sert d’intercesseur entre l’artiste et les passants qu’il croise. Dès lors, l’écran, plutôt que de nous livrer un contenu représentationnel, accueille les dialogues fortuits qui naissent lors des pérégrinations d’Ismaïl Bahri. Finalement, c’est une réflexion sur le processus vidéo qui se cristallise ici. La caméra est à la fois un foyer lumineux et un foyer autour duquel les passants se réunissent pour interroger le protocole de l’artiste et la fonction de l’art.

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