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PEmmanuel Posnic
@12 Jan 2008

Situé entre la discrète expérimentation et le spectaculaire, le travail de Saâdane Afif sait saisir avec force une certaine forme de mélancolie ambiante, ce désenchantement très début de siècle qui plane au-dessus de nos têtes et de celle de l’art contemporain.

Saâdane Afif est dans la place. Mieux, il occupe la place. Jugez-en plutôt : depuis la rentrée, on a pu voir son travail à Albi au centre d’art Cimaise et Portique (une exposition personnelle intitulée «One Million Bpm»), à Lyon dans le cadre de la Biennale, à la Fiac et à Art Cologne dans les stands de Michel Rein, aux Galeries Lafayette de Paris à l’entrée de l’exposition «Antidote» et au Palais de Tokyo avec «Lyrics», une exposition personnelle en forme de rétrospective. Son actualité internationale n’est pas en reste puisqu’on le voit et le verra à la Biennale de Tirana avec une proposition appelée Sweet Taboos et à la Triennale de Turin avec son Syndrome de Pantagruel.

Si Saâdane Afif affiche cette insolente présence dans les grandes expositions du moment, c’est que son travail, situé entre la discrète expérimentation et le spectaculaire, a su saisir avec force une certaine forme de mélancolie ambiante, ce désenchantement très début de siècle qui plane au-dessus de nos têtes et de celle de l’art contemporain. L’exposition chez Michel Rein, la troisième consacrée à l’artiste, prolonge cette expérience, de même qu’elle  prolonge celle du Palais de Tokyo : la même énergie poétique, la même sympathie pour les mythes de la culture contemporaine, le même élan pour le travail collectif.

Sur les cimaises de la galerie, une série intitulée Smoke composée de grandes feuilles sobrement encadrées sur lesquelles l’artiste a dessiné ce qui peut s’apparenter à des volutes de fumée.
Celles-ci prennent des allures étranges, finalement assez proches des rotatives hypnotiques de Marcel Duchamp. On y voit aussi une parenté avec les relevés scientifiques des cartes géographiques, comme si la fumée se dissipant formait un paysage irréel souligné par ces strates, comme si la fumée échappait elle-même à la réalité pour ne figurer que sous l’apparence d’un squelette.
Cette architecture de l’anti-forme trouve son contrepoids dans la zone colorée venue rehausser l’ensemble : la tache perturbe le bel agencement et prépare la confrontation entre le trait et la couleur. Une zone de couleur jouant la zone d’ombre, étrange renversement des valeurs.

En fait, c’est tout le travail de Saâdane Afif qui marche sur cette terre de contrastes. Contrastes des traits et des couleurs ; contraste du gyrophare (cette source lumineuse à portée lointaine) enfermé dans une boîte en verre fumé qui en atténue la lueur ; contrastes des mots écrits au centre de la salle et confinés sur les parois extérieures d’un modeste socle. Contraste du présent face à la réactualisation de signes historiques comme en témoigne la rappropriation du bâton de Cadere.

Si le bâton apparaît timidement dans la grande salle, il est essentiel à la découverte de la petite. Il se présente ici sous forme de stalactite dans des tons noir et blanc très simples. Que vient-il faire sinon rejouer la démarche de Cadere, à savoir l’infiltration au sein de l’institution d’un objet porteur d’une histoire «anti-artistique», un objet-témoin des promenades urbaines et des soirées de vernissage de son auteur. Le bâton de Cadere resservi par Afif prend les dimensions d’un document patrimonial qui témoigne du rituel de la performance. Il s’en sert comme d’une citation pour renforcer le frottement qu’il cherche à opérer entre le monde réel et l’objet d’art. Paradoxe de la mode «revival», ce dernier y apparaît plus pour ce qu’il désigne que pour sa propre réalité.

Saâdane Afif ne se limite pas à la réanimation d’un code. Il impose dans l’ensemble de son travail le principe d’une lecture à froid, une lecture post-transformation. Afif transforme donc, il fait revivre d’une autre manière jusqu’à faire appel à des collaborateurs extérieurs. C’est ce qui se passe ici : des textes imprimés dans une encre brillante et collés au mur livrent une interprétation des œuvres et des titres des œuvres de l’artiste. Ces textes sont écrits par des auteurs (Tom Morton, Lili Reynaud-Dewar, etc.) et mis en musique par d’autres (Rainier Lericolais, Ludovic Poulet, etc.), tous proches de l’artiste.

Cette mise en retrait de l’artiste au profit du collectif n’est qu’apparente puisqu’il s’agit là finalement d’accomplir le prolongement de son travail, d’activer la transformation, la re-création de l’œuvre. Saâdane Afif réactualise avec intelligence le principe de la mise en abîme : sauf qu’ici, ce n’est pas l’auteur qui s’y reflète égoïstement mais l’œuvre et la richesse de ses possibles.

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