ART | INTERVIEW

Food/Water/Life

L’exposition «Food/Water/Life», actuellement à La Villette (21 mai-21 sept. 2014), fait date dans le parcours des artistes Lucy + Jorge Orta. Elle s’engage à travers trois thématiques environnementales, auparavant traitées dans un livre éponyme paru en 2012. Facteurs sociaux, écologiques et économiques, Lucy Orta nous en dit plus sur une prise de conscience collective.

Dereen O’Sullivan. Certains ont déjà eu le plaisir de découvrir une partie des installations de l’exposition «Food/Water/Life» dans divers musées d’art contemporain aux Etats-Unis, à Rotterdam (2005) ou aux Biennales de Venise (2005) et de Shanghai (2012). Quel rôle joue le lieu d’exposition dans l’appréhension des œuvres?
Lucy Orta. Chaque exposition est différente. Les thématiques «Water» ou «Life» nous ont amenés à une recherche étendue sur 10 à 20 ans, avec des œuvres évoluant dans le temps, approfondies au fil des manifestations. Pour chacun des lieux d’exposition, des pièces ont été retravaillées. De nouvelles sont apparues en réaction à l’espace. Ainsi, pour l’exposition de La Villette, l’installation circulaire Le Concert de casseroles a été placée, pour la première fois, au centre d’une des salles, sous un velux, de façon à produire visuellement un puits de lumière. Une idée qui nous est venue en échangeant avec les commissaires Claude David-Basualdo et Christian Coq.
Le Bureau du passeport universel Antarctique, déjà présenté à la Biennale de Shanghai, a également été intégré d’une manière inédite à l’entrée du Pavillon Paul-Delouvrier. Prenant la forme d’un carré, là encore il crée un puits de lumière et joue avec les hauteurs de l’espace. Grâce à son positionnement stratégique, le passeport délivré devient le moyen par lequel le visiteur pénètre dans l’espace d’exposition et s’engage: une expérience artistique et sociale.

Avant de passer le Bureau du Passeport, on est interpellé à l’extérieur par l’installation Les Enfants de La Villette. Une métaphore des dangers auxquels seront confrontés les générations futures?
Lucy Orta. Les Enfants de la Villette met en évidence les risques encourus par les générations à venir. L’image forte des petits garçons en équilibre sur les pots de lait, au bord d’un précipice nous interpelle et nous fait tirer la sonnette d’alarme. Beaucoup de nos œuvres fonctionnent ainsi.

Quelle importance donnez-vous à la médiation culturelle dans une exposition comme celle-ci?
Lucy Orta. Notre œuvre est un catalyseur d’actions témoignant du désir toujours plus fort de partager avec une communauté. Le public compte beaucoup de jeunes, aussi nous cherchons à interagir le plus possible avec ces derniers par le biais de débats organisés au sein de l’espace d’exposition. Il y a de cela deux semaines, nous avons mené, avec des scientifiques et des chercheurs, une réflexion sur ce que deviendront les Pôles Arctique et Antarctique dans le futur en fonction des conditions climatiques.
Cette semaine, Disco Soupe interviendra directement sur les œuvres Hortirecycling en épluchant les fruits et légumes des caisses délaissées. Il y aura ensuite une distribution auprès des visiteurs. Cette action est pensée comme une prise de conscience du gaspillage quotidien de la société. Une démarche initiée en 1996. A la fin des marchés, Jorge et moi-même récupérions les fruits et légumes avant qu’ils ne soient jetés. Nous avons ainsi produit des pots de confitures tout à fait comestibles.

La communauté est un fil conducteur dans votre travail. Qui dit communauté, dit frontière. Quel rôle joue-t-elle dans votre recherche? Comment l’exploitez-vous avec un projet tel que «Antarctic Village-No Borders»?
Lucy Orta. Aujourd’hui, il existe des lois internationales, notamment la Déclaration des Nations-Unis (art. 13) expliquant que l’on a le droit de circuler au sein de nos propres frontières. Cependant si une catastrophe politique ou environnementale survient un grand pourcentage de la population perd le droit de traverser sa frontière, il lui faut un visa pour se rendre ailleurs. On pense alors aux exodes, aux réfugiés, à ce qu’il se passe en ce moment en Afrique. Les tribus tentent de quitter leur pays et en sont prisonniers.
Notre idéal serait de créer un monde où les frontières seraient plus floues, exactement comme pour la communication et la circulation de marchandises. Il faudrait fonder une nouvelle communauté neutre fonctionnant comme l’Antarctique. Celle-ci est issue à l’origine (1959) d’un traité international de 50 signatures. Il s’agit d’une réserve naturelle sans frontières résultant du travail d’une coopération internationale où les armes sont bannies. Des personnes en fuite pourraient se réfugier dans ce type de communauté.

En quoi votre expérience passée de styliste vous influence-t-elle pour une installation comme celle-ci composée d’abris-dômes réalisés en textiles divers? On connaît également vos vêtements-refuges, vos kits-survie.
Lucy Orta. Les matières sont effectivement au cœur de mes recherches de par mon passé de styliste. Dans un premier temps, j’ai développé des tissus et des tissages, ce qui est moins le cas aujourd’hui. Pour la réalisation de la nappe de 70 x 7, The Meal, j’ai fait appel à l’un des derniers tisseurs de soie en Angleterre. J’aime ce dialogue avec des artisans. Dialogue que je poursuis avec les créateurs français de la marque Each x Other autour de la création d’une collection. Par ailleurs, je mène actuellement un travail de recherche sur le vêtement pensé comme un élément de protection, aide à la société, estime de soi au sein du London College of Fashion. Comment la mode aujourd’hui peut être porteuse de messages au quotidien et entrer dans le cadre d’une politique d’artisanat social?

Pour ce qui est de la thématique «Food», sur laquelle vous travaillez depuis 1996, elle semble traduire une approche conviviale de l’art en plaçant l’idée du partage au cœur de la culture.
Lucy Orta. En effet. Les assiettes en porcelaine Royal Limoges disposées sur la table de l’installation 70 x 7, The Meal ont été utilisées au préalable au cours d’un véritable repas. Nous les voyons à la fois comme des objets fonctionnels et relationnels. Ces banquets publics réunissent 14 à 1800 personnes. Chacune de ces occasions s’inscrit dans une thématique, illustrée dans les motifs des assiettes. L’objet devient déclencheur d’un échange, d’un dialogue entre plusieurs hôtes.

Avec votre usine de purification Orta Water, le spectateur participe et donc s’engage également avec son corps et ses émotions.
Lucy Orta. La signification de cette installation est forte, néanmoins l’on ne peut pas boire l’eau du canal de l’Ourcq en raison d’un arrêté de la préfecture. Lors d’autres expositions comme celle de Rotterdam (2005), j’ai constaté que les enfants observaient attentivement l’eau circuler dans les différents réservoirs et tuyaux de l’installation avant d’avoir le plaisir de la redécouvrir, suite à sa transformation, buvable. Elle était devenue comme de l’eau bénite pour eux.
Des réactions similaires à Venise. Je me souviens de la force de ce simple geste de pouvoir boire de l’eau des canaux. Par chaque action, nous voulons engager les visiteurs à en faire de même au quotidien. Empêcher le robinet de couler, par exemple, ou bien réparer la tuyauterie pour éviter le gaspillage de l’eau. Une formule illustre tout à fait notre démarche: «1 + 1 = 10 millions».

La notion de transformation est omniprésente dans votre travail par, entre autres, l’utilisation de matériaux recyclés. Peut-on penser la culture elle-même comme un moyen de transformer une réalité négative, au moyen d’une vision utopique, en une réalité positive?
Lucy Orta. Les objets que nous utilisons ont bien souvent perdu leurs fonctions premières. Nous cherchons, en les intégrant dans nos installations, à leur offrir une seconde vie. Si vous prenez, par exemple, nos ambulances militaires qui ne sont pas exposées ici, nous avons transformé ces véhicules de guerre en véhicules civils, utilisés dès lors pour transporter des citadins et non plus seulement des malades. Un nouveau moyen pour évoquer des sujets tels que l’immigration ou bien encore l’alimentation. L’ambulance devient un véhicule de survie, survie au sens large.

Comment fonctionne votre binôme au jour le jour?
Lucy Orta. Nous confrontons nos idées au quotidien puis réalisons des fiches techniques et des dessins. Une réflexion peut prendre 10 ans avant d’aboutir à une œuvre. Voyant les objets comme des sources d’inspiration potentielles, nous en achetons beaucoup. Ils sont stockés parfois pendant des années dans notre atelier avant de servir à un projet concret. Il y a une résonance plastique, métaphorique dans chacun d’eux. Un de nos entrepôts est utilisé pour stocker uniquement des matières premières. Il vous suffit de remplacer les pots de peinture d’un atelier de peintre par des objets de toutes sortes et vous voilà chez les Orta.

Artistes voyageurs, quelles furent vos dernières acquisitions à l’étranger?
Lucy Orta. Dernièrement, nous avons rapporté de Chine de magnifiques éléments autour de l’eau. Des systèmes anciens qui servaient à l’irrigation des champs, des seaux en bois ou en osier réalisés à la main. Ces pièces sont imprégnées d’un vécu historique. Des idées nous viennent ainsi en voyageant.

Lucy anglaise + Jorge argentin. En quoi vos origines interviennent dans la conception de vos différents projets?
Lucy Orta. Jorge a vécu des expériences difficiles durant la dictature en Argentine. Pour ma part, je viens d’une autre culture mais ma famille a toujours été très engagée politiquement et socialement. Le choc entre ma culture européenne confrontée aux actions engagées de Jorge dans son pays, ses expériences collectives, ont été la genèse de nos œuvres communes.

Si l’on avançait le temps, quelle serait votre communauté idéale en 2050?
Lucy Orta. «Les Moulins», un grand complexe étendu sur 8 kilomètres en Seine-et-Marne, lancé en 1999, au sein duquel nous avons implanté des arbres, un parc de sculptures et une résidence d’artistes dans une ancienne usine de papeterie revisitée. C’est tout un village culturel autour de la réflexion et de la création, en interaction avec l’environnement. Il s’agit de transformer le patrimoine industriel en une cité idéale dont les arbres symboliseraient l’éternité.

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