ART | INTERVIEW

Entretiens sur l’art, Valérie Belin

La photographie est souvent critiquée comme superficielle, ne prenant que la peau des choses, Valérie Belin en fait une affirmation positive. Elle photographie la surface des choses mais nous montre combien cette surface peut être parlante.

Catherine Francblin. Valérie Belin est née en 1964, elle commence à travailler vers la fin des années 90. On a découvert son travail au printemps de Cahors en 1995. Elle a reçu plusieurs prix de photographie: le prix Altadis, le prix de la Fondation du CCF en 2000 pour lequel Régis Durand a écrit son premier texte. Depuis 1998, Valérie Belin est représentée par la galerie Xippas à Paris où elle inaugure bientôt une nouvelle exposition.
Son travail est présent dans plusieurs collections publiques et a fait l’objet de nombreuses expositions en France, mais aussi à l’étranger, en Allemagne, en Espagne, aux Pays-Bas, en Suisse, en Autriche, aux États-Unis…

Son travail est très divers car ses sujets sont variés (miroirs, robes…). Toutefois, son œuvre possède une unité évidente. Toutes ses photographies procèdent d’une même vision très particulière qui transforme de manière catégorique —et même violente— notre manière habituelle de voir, par le cadrage, la lumière, l’usage du noir et blanc.
Ses photos suggèrent une extrême tension, à l’image des corps des culturistes qu’elle photographie. Sous son regard, les objets ou les corps non seulement perdent leur identité, mais semblent également se vider, se creuser de l’intérieur.
Je voulais citer Pierre Wat qui écrit justement que «Sous l’oeil de Valérie Belin, chaque objet se fait linceul, suaire déserté par un corps dont il n’a su garder que l’empreinte».

Avant que Valérie nous présente son travail avec des images qu’elle a rassemblées chronologiquement,  je vais interroger Régis Durand qui a proposé le titre de cette rencontre: La photographie ou la peau des choses. Pourrais-tu nous expliquer comment tu as découvert son travail, comment l’as-tu perçu dans un premier temps et comment en es-tu arrivé à parler de ces photos comme une forme d’exposition de la «peau des choses»?

Régis Durand. Je me demande pourquoi je m’obstine à écrire sur le travail de Valérie Belin car elle en parle très bien elle-même, mais je cherche peut-être à exprimer ce qu’elle n’a pas envie de dire.
Cette question de La peau des choses est une banalité dans le monde photographique. La photographie a souvent été décrite comme la peau des choses, elle est épidermique dans le sens où elle est l’empreinte produite par la lumière que renvoie un objet et elle saisit la surface des choses doublement: surface des choses et surface photographique.

J’ai trouvé ce titre stimulant, s’appliquant au travail de Valérie Belin, qui a évolué dans un sens qui insiste sur la problématique de la peau.
Je connais le travail de Valérie Belin depuis longtemps.
J’ai eu l’occasion de montrer les Miroirs vénitiens en 1995 lorsque je m’occupais du Printemps de Cahors. Ce travail m’intéressait à l’époque car il portait une sorte de baroquisme de surface, dans cette profusion d’objets lumineux qui renvoyaient des reflets. J’avais le sentiment qu’au-delà du style baroque repéré, elle s’intéressait plus à la lumière qu’aux objets eux-mêmes, à ce qui se passait lorsque ces objets, mis ensemble, produisaient le contraire de leur caractère d’objet: l’immatérialité. On comprenait immédiatement qu’il s’agissait de vanités. Le miroir est effectivement important dans l’iconographie de la vanité.

Cette dimension de l’absence était déjà là. J’ai suivi son travail car Valérie Belin m’impressionne toujours par sa capacité de renouvellement dans le choix de ses sujets. La question de la présence et de l’absence du sujet est chez elle très intéressante. On a l’impression qu’elle suit un cheminement, une pensée que j’essaie de cerner dans les textes que j’ai écrits. Pour un critique, c’est aussi une façon d’écrire sa propre histoire, de voir son travail prendre forme. Un critique, dans sa fidélité à un artiste, cherche son propre chemin.

Creuser une question à travers ta fidélité aux artistes, sans te répéter par rapport aux textes précédents, est l’une des qualités de ton travail de critique. En effet, en lisant tes différents textes sur Valérie Belin, on découvre à chaque fois une perception nouvelle.
J’ai également découvert le travail de Valérie Belin à travers ses photos de verrerie et on sent un cheminement, un développement d’œuvres en œuvres, ce que l’on va voir à travers une série de diapositives.

Valérie Belin. Je vais vous présenter la chronologie des différentes étapes de mon travail.
J’ai montré officiellement mon premier travail dans une exposition à Paris en 1994. Evidemment, ce n’était pas mes premières photographies. J’ai commencé par photographier des tubes néons, des lumières pures, qui prenaient la forme d’une image négative, inversée au développement.
Le résultat était juste une émergence de grains photographiques, de tonalités sombres, qui pouvaient s’apparenter directement à des radiographies de fragments de corps.

Le travail de photographie des vitrines de Paris a été fondateur. Puis, je me suis intéressée à des lustres dans des magasins de luminaires. Je suis ensuite passée aux objets de cristal, agglomérés. J’ai choisi de photographier un seul objet qui remplit le format et se situe sur une limite de visibilité de son contour, de sa forme afin de situer ce travail dans le champ de l’abstraction.
À l’époque, je ne m’intéressais pas à l’objet mais à sa matière. Elle avait cette capacité à renvoyer la lumière de manière prégnante. Ces photographies ne sont pas réalisées en studio mais dans les magasins de verrerie. La mise en scène de ces objets dans leur boutique était parfaite par rapport à ce que je cherchais à obtenir. Ils étaient éclairés avec de multiples petites ampoules, qui décuplaient le caractère scintillant, luminescent de l’objet.
Je cherchais à établir un rapport entre la figure et le fond de l’ordre de la confusion. Le résultat est une image monochrome, très grise, peu contrastée, tirée sur un papier d’aspect mat, ce qui est paradoxal par rapport à la nature même de l’objet qui était au contraire très brillant. La photographie avait alors un aspect proche du dessin au fusain, très poudreux, mat et très fermé.

Ensuite, j’ai photographié des plateaux d’argent également dans leur boutique, suivant le même processus. Ce qui m’importait c’était de cadrer l’objet de façon systématique: le plateau détermine le cadrage et les éléments du plateau remplissent le cadre.
La difficulté était d’évacuer mon propre reflet et toute sorte d’anecdotes dans les reflets eux-mêmes. Pour y parvenir, je posais le plateau au sol. Ainsi, l’environnement était neutralisé par le sol qui provoquait des sortes d’aplats neutres dans l’argent. Je cherchais à obtenir une dématérialisation de l’objet, pour n’en donner que le spectre lumineux.
Ces photographies font 8×11 cm, alors que les images suivantes sont de grands formats: de 1 m x 80 cm à 1,60 x 1,25 m et sont dans un rapport au tableau, où l’objet induit un face à face avec le spectateur.

La série des Miroirs vénitiens conclut mon travail sur les objets décoratifs, d’apparat, d’exhibition: des objets destinés par nature à être regardés.
Le phénomène de réflexion à l’infini des miroirs les uns dans les autres m’a beaucoup intéressée dans ces objets photographiés dans le showroom du dernier miroitier à Murano.

Face à ce phénomène d’un miroir reflétant une multitude d’autres miroirs, j’y percevais une forme de métaphore: un miroir qui ne reflète personne, que lui-même, à l’infini, jusqu’à une forme d’absurdité. L’objet était également dématérialisé, car la qualité du verre faisait que, grâce au passage en noir et blanc de la photographie, on ne percevait plus que sa luminescence, son spectre lumineux.
Le format de ces photographies (1 m x 80 cm) permet de voir l’importance du traitement de la surface, ce qui est d’ailleurs récurrent dans mon travail. L’objet et le reflet dans l’objet se situent sur un même niveau de netteté. J’ai réussi à obtenir cette équivalence entre le contour de l’objet et son reflet, grâce à la profondeur de champ, qui est un outil très important car il permet de rattraper l’écart provoqué par l’espace.

En 1997, j’ai réalisé un travail, suite à une commande du musée de la dentelle de Calais qui m’a donné carte blanche pour photographier sa collection. J’ai été très attirée par ces grandes robes de dentelles conservées dans des boîtes.
Sans construire de mise en scène, je me suis contentée d’ouvrir les boîtes et de choisir les plus belles robes. J’ai travaillé avec une chambre photographique qui m’a permis de redresser les perspectives des boîtes pour avoir une vision non pas du dessus mais en biais.
Voir la profondeur de la boîte provoque l’impression que nous sommes nous-mêmes presque à l’intérieur. Il est important d’imaginer ces images dans leur format réel: 2,50 x 1,20 m, format qui permet de rendre visible le travail de la dentelle.
L’exposition au musée de Calais présentait de grands fantômes ou cercueils, où la robe s’apparentait à un corps. L’effet de présence-absence était extrêmement fort et lié au sujet lui-même.

J’ai ensuite eu envie de photographier des objets opposés aux beaux objets photographiés auparavant. J’ai alors choisi délibérément les carcasses de voitures, un objet repoussant, sorte de ruine moderne mais pour arriver à un résultat quasiment similaire à ce que j’obtenais avec les miroirs de Venise.
J’ai obtenu cette forme d’équivalence grâce à la lumière du soleil qui frappait ces carcasses et qui exaltait tous les phénomènes lumineux liés au froissement de la tôle, aux pare-brise cassés, au fort contraste de la couleur sombre des voitures. Le redressement à la verticale de l’objet provient du travail effectué sur les robes au musée de Calais. On retrouve, ainsi, dans mon travail, une alchimie d’une série à l’autre.

Ce sujet m’a permis de me rapprocher de l’humain, par un effet d’absence, puisqu’en voyant ces carcasses de voitures on pense nécessairement à leurs occupants qui ne sont plus là. Par cet effet d’absence, les objets sont comme des chrysalides vides.
Ces photographies ont un caractère très abstrait, proche de la sculpture. Je les ai réalisées dans les casses automobiles, par temps de grand soleil. Je demandais aux employés de déplacer les carcasses qui m’intéressaient et de les positionner par rapport à la lumière du soleil, dans un lieu dégagé afin de décontextualiser l’objet.

Je suis ensuite passée aux carcasses de viande. Le processus qui a motivé ce passage était le rapprochement vers l’humain, en passant par des chemins détournés. Ces morceaux de viande nous ramènent à notre propre corps, mais dans un effet d’entrelacs, d’abstraction et même de métamorphose des matières, car le noir et blanc nous éloigne du côté viande pour nous ramener vers un aspect très modifié de la matière. J’ai réalisé cette série dans les chambres froides de Rungis. Pour mon travail en général je suis dans des lieux très spécifiques où je dois d’abord me faire accepter. Mais l’image ne dit rien du processus, elle n’est pas narrative.

Ensuite, pour la première fois, la figure humaine apparaît, simultanément à l’usage du fond blanc, qui me permet de découper la figure sur un fond très neutre. Je retrouve tout de même ce fort contraste entre zones d’ombres et zones éclairées.
Cette sombre clarté se retrouve ici dans les limites d’un corps. J’ai photographié ces spécimens lors de compétitions. Pour la première fois, j’ai constitué un studio dans lequel j’ai amené une lumière additionnelle, des flashs très puissants car les lieux de ces compétitions étaient très glauques.
J’ai saisi ces culturistes après leur show dans la pause dite du «plus musclé», où tous les muscles sont bandés simultanément. Les corps sont à la limite de l’explosion. Malgré le protocole que j’ai dû installer, mon travail garde sa spontanéité. L’instant de la photographie est unique. J’ai réalisé une exposition de ces photographies à l’école des Beaux-Arts de Valenciennes. Elles mesurent 5m de haut par 3,60m. Il s’agissait d’une installation puisque ce ne sont pas des tirages photographiques mais des affiches.

On remarque que tu procèdes par série. Ton travail en compte plus d’une vingtaine et chaque série comporte 7 à 8 images. Ce qui me frappe c’est que tu passes de choses légères, baroques, curieuses à quelque chose de très charnel. Tu balaies des univers extrêmement différents. Régis, comment se construit selon toi l’unité de ce travail ?
Régis Durand. Je pense que les sujets sont appelés par la logique du travail. Valérie ne traite pas un sujet pour lui-même mais cherche les sujets qui vont lui permettre d’explorer l’idée qu’elle poursuit.
Ce travail fonctionne par couples antinomiques, comme la sombre clarté, sorte d’oxymore baroque. Tout le travail de Valérie est construit autour de tensions entre les couples opposés. À la fois, le choix des objets est très important, il est examiné en profondeur mais il est second par rapport à l’idée poursuivie par la photographe.

Depuis les premiers travaux jusqu’aux culturistes, à travers des sujets très différents les uns des autres, une ligne commune se dessine, qui est un travail autour de l’énergie.
Dans cette première partie du travail, Valérie est à la recherche de l’interface entre le volume et  la surface. La peau est à l’extérieur, elle recouvre le volume et en même temps, elle est façonnée par lui. La peau subit la pression du volume et en même temps elle le contient.
Une sorte  de jeu s’installe entre une énergie qui cherche à aller vers l’extérieur mais qui est maintenue par un mouvement de contention.

Cette idée est évidente dans la série des culturistes, avec à la fois les muscles qui saillent et, en même temps cet effort pour  tenir cette masse avant qu’elle ne se défasse. De même, pour les carcasses de voitures, Valérie saisit l’énergie cinétique du moment de l’accident. Ce n’est pas l’apparence des tôles froissées mais plutôt quelque chose qui est de l’ordre de l’énergie de l’impact qui est saisi.
Si on les compare avec les photos de voitures accidentées d’Odermatt, qui photographiait la scène de l’accident, sous la forme d’un constat de Police, celles de Valérie sont très différentes, elle  s’intéresse plutôt à ce moment où quelque chose est à la fois masse et énergie, intérieur et extérieur.

Sur la question du choix des sujets, le photographe Guillaume Lingre a écrit, dans la revue Particules, que Valérie Belin était une photographe de sujet, par opposition à d’autres artistes qui ont «pour finalité la photographie elle-même, ni le sujet, ni un genre pictural, ni la décoration». J’avais alors répondu, dans un articule publié par la revue, que le travail de Valérie Belin ne pouvait se réduire à une série de sujets.
Tout d’abord, la photographie sans sujet n’a pour moi aucun sens. Je pense que cette question du sujet ne peut s’envisager que de manière dialectique.
Les sujets de Valérie Belin sont importants, ils ne sont pas choisis par hasard. Ce n’est pas un travail documentaire même si la description d’objets qui en résulte est passionnante en tant que telle.
C’est cette dimension dialectique qui m’intéresse, cette tension constante qui rend l’objet extrêmement présent mais qui est là dans le cadre d’une idée qui l’excède.

Valérie Belin. En effet, mes sujets ne sont pas des sujets prétextes, ce sont des sujets qui s’imposent à moi parce qu’ils me permettent d’aborder des phénomènes récurrents liés à l’idée du corps. On peut ainsi considérer les premières photographies de verre comme les métaphores directes d’un corps traversé par la lumière, d’un corps transparent. C’est la matière de cet objet qui l’emporte, au-delà de l’objet lui-même.

Plus j’avance dans le temps, plus les contrastes se durcissent, l’objet se montre pour ce qu’il est mais, néanmoins, il n’est qu’un tremplin pour parler d’autre chose. Par exemple, les Body-builders, première figure humaine que j’ai photographiée, sont de par la métamorphose qu’ils imposent à leur corps la manifestation d’une absence à eux-mêmes. Ces personnages m’intéressent car ils représentent une forme d’aliénation et l’image a souligné cette forme d’absence à eux-mêmes.

Pour les Mariées marocaines, j’ai réalisé en travaillant, qu’elles étaient une version au féminin des Body-builders. Les muscles étant remplacés par la robe, laquelle, à force d’ornements, a un effet d’annulation du corps.
A cette étape du travail, l’apparition du visage féminin n’est encore qu’un des éléments du décor de la robe, ce qui contribue à annuler la présence corporelle. J’ai réalisé ces photographies en France et au Maroc où j’ai travaillé en relation avec des négafas qui organisent la fête du mariage pour les familles. Elles possèdent et louent les robes aux mariées.
Je suis partie au Maroc, mais comme l’image y est taboue, je n’ai pu faire de photos dans les mariages. J’ai tout de même ramené deux images dont celle d’une robe typique de Fès que je n’aurai jamais pu réaliser ailleurs. On retrouve des éléments ornementaux qui étaient présents dans les miroirs. Ainsi, des correspondances entre les séries apparaissent. Elles sont à la fois historiques et purement visuelles.
J’ai présenté cette série dans une exposition à la galerie Xippas en 2002, avec des images de format 1,25m par 1,60 m de haut, donc plus grandes que nature.

Entre les séries, la logique est presque transparente, voire trop simple puisque après les robes, je suis passée aux visages. Je n’ai alors gardé que le visage.
Dans cette nouvelle série sur les Transsexuels au début de leur métamorphose, tout se cristallise sur la surface du visage, sans aucune profondeur dans l’image. Il s’agissait pour moi de réaliser un effet de faux morphing avec des visages réels.
Pour ce travail, j’ai contacté une association qui s’occupe de transsexuels et en allant à leur assemblée générale j’ai trouvé des modèles. C’était très compliqué car ces gens sont méfiants, isolés. J’ai alors retrouvé des situations similaires à celles que Diane Arbus décrit lorsqu’elle parle de son travail. Dans ces grands formats, il faut imaginer que tous les détails de la peau apparaissent.

En 2001, j’ai réalisé trois séries de portraits. Après la série sur les Transsexuels, j’ai eu besoin de retrouver le noir dans l’image, j’ai donc naturellement cherché des visages noirs.
J’ai recherché des visages qui avaient une qualité sculpturale et j’ai trouvé que, curieusement, le visage des femmes sénégalaises avait cette qualité. Elles ont une beauté très particulière, un visage très plat, des yeux en amande très blancs, une peau très sombre, des traits très réguliers et très fins.
J’ai exagéré ces potentialités pour les transformer en sculpture, en objet. L’identité est également questionnée puisqu’on en a une lecture quasiment culturelle.

Le troisième versant de cette série de portrait est constitué de ces portraits de jeunes mannequins débutantes. Elles sont à l’opposé de la manière dont les mannequins sont photographiées habituellement, puisqu’elles le sont de manière frontale avec une lumière plate, proche des photos d’identité, ce qui provoque un hiatus avec l’idée de séduction.
Cette série m’évoque l’idée de mutation. Ces jeunes filles se situaient dans un entre deux, entre l’adolescente et la mannequin.

Après cette série de portraits, j’ai souhaité revenir à l’objet. J’étais alors à New-York, après le 11 septembre où j’avais vu des morceaux de ferrailles ramenées de Ground Zéro vers le New Jersey par camion. Ces morceaux de ferrailles étaient recouverts de poussière blanche et dans l’imagination, ils étaient entremêlés de chaire humaine. Je pense que mon travail sur les moteurs de voiture est un peu un exutoire de ce que j’avais ressenti à New-York.
Ces moteurs s’apparentent de manière métaphorique à des organes humains, à un cœur que l’on aurait retiré du corps et que l’on aurait posé sur une table, comme une nature morte. Ce qui provoque un effet organique dans ces images ce sont tous ces tuyaux, ces durites.

Je suis ensuite revenue au portrait mais avec un objet. J’ai réalisé un travail sur ces mannequins de plastique très réalistes où tout l’enjeu était d’évoquer l’humain au travers d’un objet très banal puisqu’il s’agit des mannequins que l’on peut voir dans les boutiques.
Comme toujours les objets que je photographie n’ont ni noblesse ni caractère artistique mais ils possèdent de grandes qualités dans leur fabrication. Le passage au noir et blanc joue à plein dans ce travail. Le point de vue choisi est le plus illusionniste pour que l’objet suggère le vivant. La lumière douce accentue l’effet de modelé.
On retrouve cet effet de double focus: de loin on peut avoir l’illusion un instant qu’il s’agit d’une vraie personne mais quand on s’approche du tirage photographique, on voit très nettement les coups de pinceaux de l’artiste qui a peint le maquillage, les yeux, les lèvres. Ce qui était magique pour moi dans ce travail, c’est que le vernis passé sur les yeux devenait avec la photo des larmes artificielles.
Cette série témoigne de mon intérêt pour l’hyperréalisme américain.

D’ailleurs, mon fondement n’est pas du tout photographique puisque quand j’ai commencé la photographie, je ne connaissais même pas Walter Evans ni August Sander. Mais je connaissais bien l’art américain et l’art baroque italien, qui sont mes fondements. Par ailleurs, je connaissais l’art minimal américain, où l’expérience du corps avait une grande importance et le pop-art. Warhol est l’une de mes principales références, ainsi que tout ce qui en découle, notamment l’hyperréalisme.

J’ai le sentiment que cette série est emblématique de ton travail. La question de l’absence présence, ce sentiment qu’on a à faire à un objet connu qui, en même temps, nous semble complètement étranger s’exprime ici de façon évidente. Tu as vraiment trouvé le sujet qui correspond à tes intentions.

Valérie Belin. Les mannequins en plastique que j’ai utilisés proviennent du moulage de différentes parties de corps de vraies femmes, comme pour créer un être parfait. Ils sont une sorte de synthèse des enjeux qui constituent mon travail.

A la même époque, j’ai travaillé sur une commande du Musée d’Art Moderne au Luxembourg, sur les vitrines désuètes de la ville qui avaient tout de même un arrangement très savant. On retrouve des mannequins et un univers très organisé, avec lequel j’ai joué, notamment avec le reflet de l’extérieur dans le verre de la vitrine. Sur cette vitrine d’électroménager, j’ai travaillé sur la beauté du blanc et sur la surface. Il n’y a aucune perception de la profondeur du magasin.

Après les mannequins, je me suis tourné vers des êtres vivants qui paradoxalement ont l’air totalement inanimés. Ma première intuition était de photographier des sosies: de Madonna, de Britney Spears, mais cela ne fonctionnait pas: on ne voyait pas l’icône mais des gens.
Très vite, j’ai radicalisé mon choix et je me suis intéressée aux sosies de Michael Jackson, qui, de par ses multiples métamorphoses, est lui-même un sosie. Par ce désir d’être quelqu’un d’autre, il est très proche des body-builders. Je questionne à la fois l’identité et la ressemblance puisqu’ils ressemblent tous à leur modèle qui est Michael Jackson, lequel, comme il ne ressemble plus à rien, permet ce phénomène de ressemblance. En plus, je retrouvais ce travail de la peinture sur le visage, comme pour les mannequins. Un phénomène nouveau est introduit dans mon travail: la dimension grotesque de ces sujets.
Je n’ai gardé que le masque, j’ai enlevé le costume de Michael Jackson et j’ai photographié des masques qui appartiennent tous à la maison César qui faisait de très beaux masques souples qui ont une qualité de ressemblance très forte.

C’est comme si, une fois encore, je voulais que les objets s’incarnent, deviennent presque vivants. Après les masques, j’ai réalisé des photographies de paquets de chips, parce que j’avais besoin d’établir une rupture assez forte avec des sujets qui devenaient un peu obsessionnels. J’ai donc choisi un objet très formaliste pour réaliser un travail centré sur deux éléments: le passage en noir et blanc d’objets très colorés, et l’agrandissement qui leur confère un statut d’affiche. La filiation avec l’art hyperréaliste et Pop est très forte. On retrouve, comme pour les carcasses de voitures, cet effet de froissement du papier.

En 2005, commence une période plus austère. Je me suis intéressée aux déchets issus de notre société de consommation et j’ai photographié des palettes de déchets informatiques dans une usine de recyclage. Je n’ai pas composé ces entassements, ils sont photographiés tels que je les ai trouvés. Ces photographies jouent sur le rendu du détail, sur la répétition des modules dans l’image et s’apparentent à des vanités. Elles peuvent également être perçues comme un jeu formel pur.

Ensuite, j’ai fait deux photos de coffre-fort, sortes d’hommage à la sculpture minimale, toujours dans le contexte du déchet. On voit d’abord le dessin d’un cube, donc une mise à plat du volume, puis la graphie noire et blanche qui provient des attaques de la pelle métallique qui déplace les objets au sein de la ferraillerie où je les ai photographiés. Il s’agit également d’une vanité au sens où ces traces montrent le caractère indestructible de ces objets.

Ensuite, j’ai voulu revenir à quelque chose de plus vivant, de moins sec. J’ai donc eu envie de revenir au portrait mais pour le réenvisager, j’ai voulu un changement d’outil et de technique radical. J’ai donc choisi le travail en couleur avec une lumière très ponctuelle, très forte dirigée sur mon modèle. Il s’agit de jeunes mannequins, mais grâce à la couleur et à la lumière, ils basculent vers autre chose que les précédentes photographies de mannequins pour lesquelles j’avais un point de vue anthropométrique, frontal où le grain de la peau se voyait. L’usage de la couleur, du fond noir, provoque un effet d’irréalité qui fait basculer la photographie du côté des images. Elles évoquent les avatars des jeux vidéos.

Ensuite, j’ai photographié des gens de la rue. Je me suis donc postée à Châtelet-les-Halles où j’ai été fascinée par l’arrangement des jeunes filles, leur panoplie d’accessoires et la correspondance entre leurs vêtements, leurs cheveux, leurs lentilles et bijoux. J’ai alors recherché des jeunes filles black ou métisses avec un look très travaillé. Cette série est très opposée à celle des mannequins, car ici le vêtement a beaucoup d’importance. Ce sont les artifices, les accessoires qui font l’image.

Régis, pourquoi cherches-tu toujours, de texte en texte, à approfondir le travail de Valérie ?
Régis Durand. Par son travail, elle ouvre la boîte de pandore. Elle pose la question de l’original, de la copie, de la ressemblance, du simulacre, de l’artifice, du déguisement, de l’ornement. Pour revenir à la question de la photographie, j’ai eu l’honneur de présenter le travail de Valérie Belin pour le Prix Marcel Duchamp et je voulais citer une remarque d’Adorno,  essentielle pour notre sujet : « il n’y a que là où s’accomplissent les légitimités techniques, qu’il est possible de juger si une œuvre d’art a un sens ou non ». Pour le jury du Prix, j’avais alors traduit cette phrase dans mon propre langage ainsi : les œuvres fortes sont celles qui accomplissent parfaitement les possibilités du médium dans lequel elles s’expriment et qui, en même temps résistent à la logique de ce médium, le mettent en situation de paradoxe ou de déséquilibre.
Je pense qu’un des enjeux du travail de Valérie Belin est ce jeu autour du médium. La différence entre les mannequins de vitrines et les modèles est une histoire de grain, qui est lié à la façon dont la peau prend la lumière. Il en est de même pour sa façon d’utiliser la densité des noir et blanc, la saturation ou non des couleurs, le contraste. Elle va jusqu’au bout des possibilités du medium.

Peux-tu nous parler de la technique photographique en elle-même, comment elle fonctionne et quels résultats elle permet d’obtenir?
Régis Durand. Malgré les grands formats, le travail de Valérie Belin n’est pas dans une logique de tableau mais dans une logique d’échelle qui est en relation avec un objet particulier. La dimension des photos est importante car elle permet de voir tous les détails, les éléments qui constituent le sujet.
En ce qui concerne la profondeur de champ, les paquets de chips ne peuvent se comprendre si Valérie n’explique pas comment elle fait. Les paquets de chips sont entiers, ils ne sont pas ouverts, Ils ont donc un volume. Elle les photographie en couleur mais ils sont tirés en noir et blanc.
La précision de la chambre est telle qu’on arrive à voir en transparence les textes imprimés sur l’emballage, ce qui fait que le produit est aplati par la photo. On obtient une sorte d’affiche et c’est cette technique photographique qui le permet.

Les portraits posent la question de la représentation du vivant aujourd’hui qui est en permanence traversé par l’incertitude concernant l’identité des hommes et des femmes: je pense aux perspectives ouvertes par le clonage, par la médecine, aux possibilités offertes par la chirurgie. Est-ce que le travail de Valérie Belin ne fait pas un peu écho à cette instabilité de la notion de vivant aujourd’hui?

Régis Durand. La notion de ressemblance est effectivement brouillée par les possibilités techniques, mais aussi par les avatars qui existent dans des univers virtuels. Cette notion d’avatar vient contaminer la notion de vivant et est au cœur de la réflexion de Valérie sur le vivant: qu’est-ce aujourd’hui alors que nous sommes dans une exploration très fine entre le clonage, la procréation assistée, etc.
Finalement cette notion de vivant que l’on croyait claire se trouble. Le travail de Valérie Belin est habité par ces zones d’incertitudes, d’interrogation. C’est pour cette raison que je le trouve très stimulant intellectuellement. Son travail est une pensée sur le vivant, sur l’identité qui se déploie dans le monde depuis une dizaine d’années.

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