ART | CRITIQUE

Effet miroir

PEmmanuel Posnic
@17 Juil 2009

Face aux échecs de l’Histoire, aux situations politiques et sociales inextricables, l’artiste a encore son mot à dire. Effet miroir décompose cette parole et en resitue la subtilité et la vision. Une parole de résistance à plusieurs voix encadrée par les choix de Michel Rein.

L’histoire de l’art est traversée de moments où le réel l’emporte d’une certaine façon sur les mythes et les croyances traditionnelles. Un nouvel ordre, une tabula rasa appliquée à servir le pouvoir ou au contraire à en miner les fondations. Une manière d’instruire la vie nouvelle, les nouvelles ressources qu’offrent le changement: instruire mais aussi renseigner, informer, témoigner, participer de ce nouveau souffle, cette nouvelle détermination collective.

Un art authentiquement politique qui puise ses convictions dans les maux de la société. Les neuf artistes rassemblés par Michel Rein ont ceci en commun qu’ils placent leur travail dans la célébration de la résistance. Mais ce qui intéresse le galeriste n’est pas tant d’esquisser ici un propos sur l’art politique que d’en saisir l’articulation, la mécanique d’exposition. Comment se formule cette résistance, comment l’artiste va se servir de sa visibilité comme porte-voix? Comment le discours sur l’œuvre va conditionner sa lecture, comment l’œuvre va produire sa propre fortune critique?
L’«Effet miroir» dont parle Michel Rein s’organise ainsi en deux temps, variation graduée entre l’œuvre et sa réception.

Une pierre jetée sur la face d’une plaque de verre, une performance dont ne subsiste que le verre brisé comme témoignage d’une action brutale et sommaire (Stone Removed on Glass): avec Jimmie Durham, l’Américain au sang indien, il s’agit de casser pour sentir les pulsations d’un monde à reconstruire. Anarchique dans l’impulsion romantique, démocratique dans l’idée que l’on peut en faire ressortir, populiste dans sa forme archaïque, le geste pirate de Jimmie Durham induit de multiples réactions. De cette tabula rasa individuelle jaillit pourtant une ambition collective, comme si le travail de Durham était le réceptacle d’une révolution encore balbutiante.

Une action brûlante de signification pour faire naître un courant libérateur ou un état de crise. Per Barclay rejoint l’Américain dans cette résolution vers tous les possibles, même les plus sombres (Sans titre, 1993-2009 et 1998-2009). On le voit le visage et le cou tendus et entre les dents une lame de rasoir prête à être avalée ou transmise à qui veut bien prendre le relais de sa rage.

L’intime n’échappe pas à cette (ir)résolution collective. La vidéo de Maja Bajevic la mettant aux prises avec un homme qui lui assène des «How do you want to be governed?» rappelle le lien ténu qui se noue entre la violence conjugale et l’action politique.

Et cet espace public déborde largement dans la sphère privée. Chez Mark Raidpere, l’exploration de son propre corps en pose, efféminé et marqué ici ou là par des brûlures, fait rejaillir la question de l’identité au sein d’une société pas toujours prompte à admettre la fragilité des individus et leur singularité (Lo, 1997). En exhibant sa nudité, Mark Raidpere scelle sa différence et son exclusion de manière à la fois tragique et rieuse.

Les personnages des films de Jean-Charles Hue sont aussi des individus en marge bien qu’ils ne vivent pas pour autant en retrait du monde. Au contraire, ils en livrent une vision connexe, habitée par des traditions séculaires diluées et/ou confrontées par nécessité à des réalités contemporaines. Jean-Charles Hue s’attache notamment aux gitans, à leur mode de vie et à leur adaptation progressive aux fonctionnements des sociétés sédentaires et marchandes (L’Œil de Fred). Une œuvre éminemment politique qui décrit avec subtilité les situations complexes d’un peuple entre deux eaux, situations qui renvoient immanquablement à toutes les formes d’exclusions.

La communauté en souffrance chez Jean-Charles Hue, la question de son existence chez Yael Bartana et du rapprochement des peuples dans des contextes géopolitiques particulièrement tendus. Installée entre Tel Aviv et Amsterdam, Yael Bartana analyse à distance le conflit Israelo-palestinien et dresse en parallèle les états de vie choisis ou imposés des habitants de la région.
Dans The Missing Negatives of the Sonnenfeld Collection, Yael Bartana reprend les photographies prises par Leni et Herbert Sonnenfeld dans les années 30 au moment de l’installation joyeuse de l’État d’Israël. Sept photographies qui singent les attitudes et les postures d’une jeunesse en pleine construction collective. Contre-pied de l’histoire et de la tragédie en cours, l’artiste recristallise ce moment porteur d’un infini espoir en prenant comme acteurs un groupe de jeunes Israéliens et Palestiniens construisant ensemble un kibboutz partagé.

Un acte avant tout symbolique mais qui a vocation à sortir du seul contexte artistique et documentaire. Le positionnement critique de ces artistes en réaction à l’Histoire ou aux tensions sociales et politiques contemporaines migre du simple témoignage à l’engagement véritable. Comme si dans un contexte précis, leur travail prenait la forme du manifeste.
Le travail d’Artur Zmijewski, pour symbolique qu’il peut être, n’en déplace pas moins les frontières de l’art dans le champ de l’expérience historique, sociale et politique. En interrogeant Lisa dans cette vidéo éponyme, Artur Zmijewski met le doigt sur un fait générationnel en Allemagne: la responsabilité du pays dans le sort du peuple juif et le poids que cela représente aujourd’hui chez les jeunes Allemands. Une culpabilité incommensurable pour Lisa, l’une de ces jeunes Allemandes, qui s’imagine être la réincarnation d’un enfant mort dans les camps d’extermination. Culpabilité à la fois partagée et personnelle, rejet d’une culture bâtie sur des cadavres, Artur Zmijewski décrit par le personnage de Lisa l’échec de l’Histoire. Mais son investigation mène aussi à l’espoir que les cendres peuvent engendrer, ce que nous disait également par l’humour Yael Bartana.

S’il est difficile d’envisager la poésie après l’atrocité, l’humour reste l’arme la plus combative du désenchantement. Dan Perjovschi s’en est fait une spécialité, notamment lorsqu’il peint dans ses dessins moqueurs l’hégémonie américaine, les contradictions de l’Europe ou la marche aveugle du capitalisme. Dans la série de photographies qu’il présente pour «Effet miroir», il pointe son appareil sur les petits couacs urbains, les échecs, les bricolages, les cassures, les incongruités qui épuisent et en même temps fascinent notre regard sur la ville.
Belle conclusion pour faire naître le printemps de tous ces débris.

Å’uvres
— Yael Bartana, The Missing Negatives of the Sonnenfeld Collection , 2008.
— Maja Bajevic, How do you want to be governed? 2009.
— Per Barclay, Sans titre, 1979-1998.
— Jean-Charles Hue, L’Oeil de Fred, 2006.
— Jimmie Durham, Stone (removed) on glass, 2004.
— Dan Perjovschi, Quand la surface des choses commence à craquer, 2009.
— Artur Zmijewski, Lisa, 2003.

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