ART | CRITIQUE

Des arbres sur la banquise

PNathalie Rias
@15 Juin 2009

Des arbres sur la banquise, titre surréaliste et poétique au sens noble du terme répond à l’inquiétant scénario écologique qui nous est asséné.

Nous ne serons pas bercés d’illusions. Les danseurs enfilent des couches de vêtements, sous nos yeux, nous faisant partager les étapes de leurs transformations physiques et sociales. Désillusionnés, nous le sommes aussi par un arbre arraché, suspendu par une sangle et se balançant à l’horizontale, jusqu’à ce que celui-ci nous soit montré dans la pénombre, bruissant, étrange nous laissant alors entrevoir…

Nous faire voir ce qui est caché derrière la banalité est un des aspects de cette pièce qui s’inscrit dans une démarche holistique. Les danseurs sont les entités d’un système complexe, dans lequel ils s’accompagnent, se frictionnent, s’opposent suivant cet axiome : se déplacer, déplacer, être déplacé.
La métaphore est ici organique, un changement permanent s’opère sous nos yeux, l’idée d’adaptation amenant une reconfiguration est préférée à celle, avant-gardiste, de la destruction qui produirait de la nouveauté. De même, la nature est célébrée en tant que flot vital plutôt qu’au travers d’un discours écologique moralisateur et militant.

Dans ce mouvement continuel des choses, les qualités d’adaptation nous sont montrées dans leurs singularités. Un homme sur des talons inconfortables avance en faisant crisser ses chaussures sur le sol pendant qu’un autre fait des pliés maladroits, embarrassé par le port de sabots. Malgré les difficultés, ces deux danseurs inventent leur propre écologie. Ici tout est question d’équilibre. De la même façon, des danseurs ayant des activités antinomiques vont finir par trouver des points d’adaptation tout en gardant leurs spécificités, les mutations s’opèrent avec une grande délicatesse, nous serions dans une utopie de la non préméditation.

La pièce est construite selon deux temps, une première partie se réfère à la renaissance et adopte une écriture du déploiement tandis que la seconde est une somme de petite séquences, de tentatives, de tableaux et serait plutôt du côté de la discontinuité. Ces deux époques sont mises en regard l’une par rapport à l’autre, la renaissance avec son changement de conception du monde qui la caractérise, son effervescence dans les domaines des arts et de la connaissance et notre monde contemporain, fragmenté. Ainsi les statues antiques grecques, les bas-reliefs sont revisités par les danseurs qui prennent les poses. De la même façon, la possibilité de devenir aujourd’hui une idole le temps d’un fait médiatique est suggéré. On ne peut manquer d’évoquer ici Les Mots et Les Choses de Michel Foucault dans lequel il définit différentes épistémès, celle de la Renaissance serait celle de l’histoire naturelle et la nôtre celle de la biologie.

Dans Des arbres sur la banquise, ces épistémès sont incarnées par les ports de vêtements. Dans la première partie, des couches recouvrent les corps, une sorte de yourte- identité selon le chorégraphe, une pelure d’oignon selon une conception psychanalytique. Dans le second temps de la pièce, on est passé de ce travail du relief, du corps pris dans une perspective à un monde plat, de la 3D à la 2D. Les danseurs n’enfilent plus les vêtements, ils sont posés contre leurs corps à la manière des panoplies des poupées en papier. L’un porte l’avant d’un costume, un autre l’arrière et de leur rencontre va naître l’idée d’une identité, celle-ci se faisant au contact et de façon transitoire.

Cet attrait pour le fugitif et le vivant se retrouve dans un moment folk et champêtre, les danseurs jouent de la conque, métissant le contemporain avec le traditionnel, sans hiérarchie, portant l’intérêt sur la qualité intrinsèque des choses, une démarche très apparentée aux sculptures de Dewar & Gicquel.

La pièce est lisible dans ses intentions tout en nous faisant vivre une expérience extrêmement sensible : pendant qu’un danseur agite violemment un bâton tel un faucheur, un autre, au premier plan, se fait fragile. Ces superpositions d’activités recréent l’idée de chaos. Un vêtement qui se déplie lors d’un saut nous éclabousse de ses couleurs, des rencontres improbables et surréalistes ne cessent de nous mettre en éveil, nous en oublions que cette pièce est très écrite et maîtrisée dans sa conception. Il faut aussi souligner l’importance du travail sonore mêlant cris de loups, trains, eau, ces différentes focales participant activement à notre perception de l’organique.

— Conception : Serge Ricci, Fabien Almakiewicz
— Interprètes : Fabien Almakiewicz, Brigitte Asselineau, Yann Cardin, Cyril Geeroms, Aurélie Mouilhade, Cathy Pollini
— Musique : Bérengère de Tarlé (création sonore), Christian Fennesz (musique additionnelle)
— Lumières : Boris Molinié
— Plasticien : Jean-Claude Ruggirello
— Construction arbre : La Licorne Verte
— Costumes : Alexandra Gilbert
— Régie plateau : Jean-François Domingues

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