ART | CRITIQUE

David Claerbout

PMuriel Denet
@12 Mar 2007

Cette exposition, lumineuse et spectrale, fait apparaître l’un des enjeux de l’œuvre de David Claerbout qui, avec méthode et froideur, opère de subtils renversements du dispositif cinématographique, la course solaire et la lumière afférente devenant la matière même du film.

Par Muriel Denet

Le soleil brille de tous ses feux dans la limpidité cristalline d’un ciel sans nuage. Les lignes sont claires et nettes, comme pour une image d’Épinal de l’architecture moderniste, fonctionnelle et transparente. Le béton s’y fait surface de projection, et le verre écran. Dans cette ambiance façon Playtime, et des cadres qui lui sont rigoureusement ajustés, le temps s’écoule, fluide et lumineux, et, dans le même mouvement ou le même plan, se fige dans un surplace déconcertant.

Chacune des quatre vidéos de David Claerbout, proposées en vidéoprojection à l’Espace 315, résulte de déconstructions, systématiques et complémentaires.
Shadow Piece et The Stack sont composées d’un seul plan fixe.
Dans la première, le point de vue plonge sur un hall d’entrée entièrement vitré, comme le ferait une caméra de surveillance. À l’extérieur, des passants, sur un trottoir blanc de lumière. Certains essaient d’entrer. En vain. Les portes de ce lieu non identifiable — une banque, une administration, un grand magasin ? —, restent closes. Les tentatives se multiplient, les ombres portées projetées au sol, quant à elles, telles les aiguilles d’une pendule arrêtée, ne bougent pas.

À l’inverse, dans The Stack, le soleil glisse derrière les pylônes d’un échangeur d’autoroute en chantier, entraînant dans sa course le déplacement de leurs ombres portées, qui masquent et découvrent, par fragment, un tas indéfinissable, immobile au premier plan, qui pourrait être — qui est, selon l’artiste — un sans-abri empaqueté dans ses hardes. Après le temps cosmique, c’est au temps social de se figer. Sans que l’image ne cesse de couler.
En gelant, ou parasitant, certains paramètres de l’image, l’artiste extrait, et rend bizarrement autonomes, des composantes de temps normalement imbriquées.

Dans les deux autres vidéos de l’Espace 315, c’est au tour du temps narratif d’être fendu, disséqué, déployé, et finalement neutralisé
Sections of Happy Moment a la forme d’un diaporama : des photographies, qui représentent toutes un même événement, un même moment, celui d’un instant de bonheur familial idéalisé, défilent régulièrement à l’écran. Sur le mode de l’instant décisif cher à la photographie de reportage, on y voit des enfants jouer au ballon, sur une dalle bétonnée, aux pieds de tours d’habitation : la balle est bien sûr à l’apogée de sa course, tous les regards tournés vers elle, vers le ciel, les parents et les grands-parents s’étranglent d’émotion, les voisins sourient, tout est calme, ensoleillé, d’une tranquillité émerveillée que rien ne semble pouvoir perturber.

Et ce n’est pas l’origine chinoise des protagonistes qui va infirmer l’artificialité de ce bonheur de propagande, et sous contrôle. La multiplication des points de vue, des plans, larges et rapprochés, suggère un dispositif de surveillance implacable braqué sur la vie ordinaire. Ce moment de bonheur ineffable, dépecé, décortiqué jusqu’à l’écœurement, et nappé d’une musique sirupeuse d’ascenseur, tourne au cauchemar.

Avec Bordeaux Piece, l’artiste franchit le pas de la fiction linéaire : un scénario en sept plans, assez convenu, inspiré du Mépris de Godard, tourné dans une villa de béton et de verre. L’histoire boucle, mais n’est jamais tout à fait identique. D’infimes variations dans le jeu des acteurs, et la lumière, retiennent le spectateur. Chaque scène a été tournée soixante-dix fois, sur une journée, de l’aube à la nuit. Puis soixante-dix montages du scénario ont été effectués avec les plans d’une même heure solaire. Le tout mis bout à bout dans l’ordre chronologique des prises donne un film de presque 14h, matériellement impossible à voir, qui patine et bégaie en temps réel. Dans un subtil renversement du dispositif cinématographique, c’est la course solaire et la lumière afférente qui deviennent la matière même du film.

L’un des enjeux de l’œuvre est là. Singulièrement sensible dans cette exposition, lumineuse et spectrale. Avec méthode et froideur, David Claerbout imprime un dérèglement libératoire à ce temps, que les images enferment, et contrôlent.

David Claerbout
— Shadow Piece, 2005. Vidéoprojection, noir et blanc, son stéréo. 30 minutes.
— Bordeaux Piece, 2004. Vidéoprojection, couleur, son stéréo. 13 heures et 43 minutes.
— The Stack, 2002. Vidéoprojection, couleur, muet. 36 minutes.
— Sections of a Happy Moment, 2007. Vidéoprojection, noir et blanc, son stéréo. 26 minutes.

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