ART | INTERVIEW

Claude Fain

PElisa Fedeli
@10 Déc 2010

Claude Fain est un collectionneur de longue date. Après une période centrée sur l’art symboliste, c’est un Basquiat découvert en 1985 qui l’a définitivement converti à l’art de ses contemporains. Depuis lors, il n’a cessé de s’investir à leurs côtés, devenant même galeriste à ses heures. Des artistes des années 1980 à ceux en qui il croit aujourd’hui, il nous confie son histoire et ses coups de cœur.

Elisa Fedeli. Comment avez commencé à collectionner de l’art contemporain?
Claude Fain. Dans les années 1950, j’accompagnais mon père, collectionneur, dans les ateliers de ses amis artistes, notamment Poliakoff, Lanskoy, Michonze et d’autres artistes russes immigrés à Montparnasse. Je suis convaincu que cette initiation à la création de l’époque de mon père a grandement participé à forger mon œil.
Plus tard, en parallèle de mon métier de chirurgien-dentiste, je me suis intéressé à l’art symboliste (de la période 1880-1900) et je suis devenu un adepte de la salle des ventes de l’hôtel Drouot. Pour des sommes très modiques, j’ai acquis à cette époque des œuvres de Burne-Jones, Gustave Moreau, Lévy-Dhurmer, Armand Point, Puvis de Chavannes entre autres. J’aime la manière dont ils utilisent le symbole, une notion philosophique importante pour moi. A l’époque, ils étaient très délaissés par le marché. Par la suite, ma collection a pris de l’ampleur et une certaine valeur.
Après quelques années, ayant fait le tour de la période symboliste, j’ai souhaité voir ce qu’était la création contemporaine. Vers 1985, sur les conseils d’un ami, je suis allé à la foire de Bâle pour la toute première fois. J’ai été interpellé par un petit stand, celui d’un jeune galeriste qu’on ne connaissait pas encore, Thaddaeus Ropac. En découvrant les peintures qu’il exposait, j’ai ressenti un coup de poing dans l’estomac, j’ai littéralement vibré! Il était associé à un galeriste new-yorkais et présentait cinq tableaux du même artiste. Je n’ai pu en choisir que deux. Il s’agissait d’un jeune artiste new-yorkais inconnu alors en France: Jean-Michel Basquiat! Ce fut mon premier achat d’art contemporain. A la fin de l’année, je suis parti à New York, pour découvrir des galeries qui m’étaient encore inconnues. J’ai acheté une Marylin de Warhol et une peinture sur papier de Baselitz. Voilà les trois premiers achats qui ont débuté ma collection d’art contemporain.

Avez-vous une vue d’ensemble sur votre collection?
Claude Fain. Ma collection est assez éparse. Je ne cherche pas à constituer de grands ensembles d’artistes car je fonctionne vraiment au coup de coeur. Je ne collectionne surtout pas en fonction d’un futur rapport financier. Bien sûr, si le marché est sensible à un artiste de mon choix, j’en suis très heureux.

Vous avez été directeur de la galerie Langer-Fain de la fin des années 1980 à la moitié des années 1990. Quel était le contexte de l’art contemporain à l’époque? Quels artistes avez-vous côtoyé et révélé au public?
Claude Fain. Lors d’un voyage à New-York avec Pierre Cornette de St-Cyr, j’ai fait la connaissance du galeriste Peter Langer, installé dans la 57è rue. Il cherchait justement un partenaire pour ouvrir une galerie à Paris. Comme j’avais réduit mon activité de chirurgien-dentiste, je suis devenu son partenaire. J’ai trouvé un local rue de Belem, à 50 mètres de la galerie Karsten Greve qui, elle aussi, venait d’ouvrir. A la fin de l’année 1987, nous avons inauguré notre galerie, baptisée Langer-Fain, avec une exposition de Gilbert et George, réalisée en partenariat avec la grande galerie londonienne Anthony d’Offay. Je peux vous dire que le succès ne fut pas immédiat car, à l’époque, la photographie n’était pas appréciée comme aujourd’hui. De plus, Gilbert et George se représentaient parfois nus, parfois avec de petits enfants… Cette première exposition fut très décriée et je fus terriblement déçu, tant j’étais convaincu par la qualité des Å“uvres de ces artistes.
Pour notre seconde exposition, grâce au stock de mon partenaire, nous avons pu montrer d’exceptionnelles œuvres de Joseph Beuys. En France, il était alors pratiquement inconnu en dehors du cercle fermé des musées, alors qu’en Allemagne, il était un personnage important, sa mort en 1986 ayant entraîné pendant une semaine la mise en berne des drapeaux de tous les monuments publics. Le seul à l’avoir exposé était le galeriste Durand-Dessert, par ailleurs grand précurseur de l’Arte Povera en France.
La réception de cette seconde exposition fut mitigée, y compris dans la presse. Un dentiste qui collectionnait et qui, plus est, faisait des propositions artistiques très pointues était mal perçu!
Notre troisième exposition rassemblait de jeunes photographes de l’époque: Barbara Kruger, Cindy Sherman, Richard Prince, Thomas Ruff, Thomas Struth, Clegg and Guttman, Fischli et Weiss, en somme ceux qui sont devenus aujourd’hui des sommités pour la photographie. A l’époque, nous n’avions presque rien vendu.
Il en fut de même pour notre quatrième exposition consacrée à Bruce Nauman.
Au terme de ces quatre expositions et de notre première année, j’avoue avoir douté de mes choix alors que je montrais ce que j’aimais, c’est-à-dire des artistes qui avaient un discours social et politique, soutenu par un fort engagement. Mais le peu de collectionneurs de l’époque n’était pas réceptif à mes propositions, sans doute trop avant-gardistes et pas suffisamment commerciales!

Quelles étaient les stars du marché dans les années 1980?
Claude Fain. En France, il y en avait peu, sinon Christian Boltanski, Jean-Pierre Bertrand, Jean-Pierre Raynaud, Daniel Buren, Robert Combas, François Morellet et Pierre Soulages. Mais à l’époque, je n’étais pas vraiment attiré par les artistes français, que je trouvais relativement faibles et ennuyeux en comparaison de ceux des autres pays, les Etats-Unis en tête. Les galeries qui défendaient les artistes français étaient Yvon Lambert, Daniel Templon, Pierre et Marianne Nahon. De ces trois, Yvon Lambert était le plus pointu et le plus avant-gardiste. Il y avait aussi Durand-Dessert, Chantal Crousel et d’autres galeries qui ont disparu aujourd’hui.
Je préférais m’intéresser à la scène américaine avant tout. Toutefois, à cette époque, si vous n’aviez pas dans votre collection deux ou trois noms d’artistes new-yorkais très connus et très chers, vous étiez le dernier des collectionneurs! La mode était à l’expressionnisme, avec pour acteurs la bande de Julian Schnabel et de Jean-Michel Basquiat. Mais, heureusement, le temps remet tout en place et très peu d’artistes qui ont été spéculés à l’époque sont restés aujourd’hui dans l’histoire de l’art. Beaucoup de gens ont été pris pour des pigeons et ont acheté n’importe quoi, y compris de grandes signatures. Nombreuses furent les œuvres ainsi achetées sans réflexion, avec les oreilles, par pure spéculation.
Et en période de crise, comme ce fut le cas au début des années 1990, cela ne pardonne pas, seuls les meilleurs artistes surnagent tandis que les autres coulent… Pour moi, les années 1980 ont été une grande leçon. Je donne toujours ce conseil: il faut acheter avec le cœur, pas avec les oreilles. C’est d’autant plus ennuyeux que vous vivez avec un environnement que vous n’avez pas choisi avec votre personnalité et vos sentiments. Là est le vrai problème: vous vous apercevez ainsi de ce qu’est véritablement le message de la création. Si vous ressentez le message de l’artiste et que vous avez envie de le partager, alors vous pouvez acheter. Si vous ne le partagez pas, alors vous vous lasserez vite et vous considérerez, après un temps, votre achat comme mauvais.

Quels artistes aimiez-vous dans les années 1980?
Claude Fain. J’étais un fanatique de Basquiat mais, très vite, il est monté en cote et je n’ai plus eu les moyens de le suivre. J’ai eu la chance de le connaître pendant une soirée de vernissage chez son galeriste parisien, Yvon Lambert. Il est venu ensuite régulièrement me visiter dans ma galerie avec son père. Puis, à partir de 1991, sont apparues les années de crise et malheureusement j’ai dû fermer la galerie en 1994.

Quel sont vos derniers coups de cœur?
Claude Fain. Durant ces deux dernières années, j’ai eu des coups de cœur assez hétéroclites. D’abord, le sculpteur Thomas Houseago puis le suisse Philippe Decrauzat, élève d’Olivier Mosset. J’ai aussi vibré pour Josh Smith, Tauba Auerbach (celle-ci découverte à la dernière Biennale du Whitney Museum), Guytton et Walker, Nathan Hylden, Ulla von Brandenbourg et Cyprien Gaillard. Il y a quatre ans, pendant Art Brussels, j’ai acheté un tableau graffé de ce dernier à la Cosmic Galerie. J’ai trouvé le discours engagé à la fois percutant et d’une grande simplicité d’action. Lors de la dernière FIAC, il a remporté le prix Marcel Duchamp!

En février dernier, vous avez crée la société et le site internet «Happy Art Collectors», une structure de conseils qui s’adresse aux amateurs et aux collectionneurs d’art contemporain. Que leur proposez-vous?
Claude Fain. Comme ils connaissaient ma galerie et ma collection, mes amis et mes relations ont peu à peu émis le souhait de m’accompagner dans mes visites. J’ai eu l’idée de faire ce club pour rassembler les gens qui veulent mieux connaître l’art contemporain et mes choix en particulier. Nous organisons des voyages en France ou à l’étranger, de durées variables (une journée, un week end ou une semaine). Au cours de ceux-ci, nous visitons des musées en compagnie de conservateurs ou de commissaires d’exposition, des ateliers d’artistes, des galeries, des centres d’art et nous sommes accueillis par des collectionneurs locaux. Les membres du club sont toujours accompagnés par des experts et des commissaires très connus. Ils enrichissent leurs connaissances par les nombreux échanges et conseils avisés qui leur sont prodigués.
Le terme «Happy» est très important pour moi car il faut que nos voyages soient enrichissants culturellement, mais aussi festifs et sympathiques. Les participants sont très différents: collectionneurs avertis et novices. Je considère qu’il est fondamental, pour collectionner l’art contemporain, de connaître les filiations historiques ainsi que l’histoire de l’art, ce qui nous amène à proposer à nos membres colloques et conférences. De plus, tous les mois, notre site propose trois conseils d’achat. Mon nouveau coup de cœur est le jeune artiste new-yorkais Kaws, qui expose actuellement à la galerie Emmanuel Perrotin et que je connais depuis plusieurs années. Son travail relève à la fois du tag et de la bande-dessinée. Je pense que c’est un artiste de grand avenir.

Quelles sont les grandes destinations de l’art contemporain dans le monde? Où faut-il aller pour voir du nouveau?
Claude Fain. Afin de connaître l’art contemporain indien, je prépare un voyage, qui se fera en 2012, en collaboration avec la représentante culturelle de la Chambre de Commerce indienne de Paris. Elle est l’amie intime du grand artiste Subodh Gupta, qui nous accueillera lors de ce voyage.
La Chine est une autre destination incontournable. Nous avons organisé un voyage à Shanghai en compagnie du célèbre commissaire d’exposition Ami Barak. L’année prochaine, nous retournerons en Chine mais, cette fois, à Pékin. Toute l’Asie est en train de se réveiller. C’est un pays en tête de liste aussi bien dans l’économie mondiale qu’en terme de civilisation et de découvertes. Les artistes chinois, qui n’avaient pas le droit de s’exprimer, ont le courage de le faire depuis Tian’anmen.
Enfin, Il ne s’agit pas d’être obnubilé par les Etats-Unis et leur force commerciale. Il y a en Europe des artistes de grande qualité. En Allemagne, il y a deux écoles très importantes: Berlin et Leipzig. En Suisse, il y a une jeune génération d’artistes abstraits, comme Decrauzat. Celle-ci permet de reconsidérer toute la création d’Olivier Mosset, qui est à mon humble avis un grand précurseur. Je suis convaincu que l’avenir nous donnera raison…

Dans votre programmation de voyages, il y a des destinations moins évidentes pour nous, notamment Tel Aviv et Brastislava. Que se passe-t-il dans ces deux pays en matière d’art contemporain?
Claude Fain. Pour la fin de l’année prochaine, je prépare un voyage en Europe centrale (Vienne, Bratislava, Budapest), dont nous connaissons très peu les artistes. Tout le long du Danube, il y a pourtant des petites villes avec des musées, des ateliers, des galeries et des collectionneurs extraordinaires. Sous l’emprise communiste, les artistes ont été maltraités et obligés de s’exiler pour s’exprimer. Par conséquent, la jeune génération a vraiment quelque chose à dire. Il est fondamental de la connaître, d’autant plus que ces pays ont été intégrés dans l’Europe.
En Israël, il y a aussi une jeune génération très intéressante. On le perçoit mieux actuellement dans le domaine du cinéma. Les artistes ont besoin de s’exprimer sur ce qu’est Israël, leur vie et leur guerre. Le Moyen-Orient étant un des points chauds dans le monde, il est souhaitable de connaître ses artistes.

Au cours de votre longue expérience, quels changements avez-vous remarqué dans le milieu de l’art?
Claude Fain. Aujourd’hui, il y a beaucoup plus de collectionneurs et d’artistes. Auparavant, le milieu de l’art était plus anonyme.
Les années 1960 ont été la grande révolution artistique, et ce dans tous les domaines (la musique avec Elvis et les Beatles, la mode avec Christian Dior, dans l’art avec Warhol, Rauschenberg et le Pop Art, l’Arte Povera). Ces années ont constitué une vraie brisure dans la société, qui a abouti à mai 68 en France. Lorsque l’on a vécu cette époque, on comprend mieux ce besoin de liberté d’expression qu’ont eu les artistes des années 1980. Mais la spéculation qui est venue se greffer sur leur production fut un problème: elle a pollué la création. C’est ce que l’on peut reprocher également aux artistes français, tombés petit à petit dans une «Figuration libre», me semblant dépourvue d’intérêt autre que décoratif et dont seul reste visible, à juste titre, Robert Combas.

Qu’est-ce que l’art vous apporte au quotidien?
Claude Fain. Le contact avec les artistes et leurs œuvres m’ont permis d’avoir une vision plus élargie doublée d’une analyse beaucoup plus fine sur les problèmes sociétaux, et je les en remercie.
Trois critères en particulier m’intéressent dans une œuvre: son style qui doit être immédiatement reconnaissable, son engagement et l’universalité des sentiments exprimés. Ainsi à travers les œuvres, je peux connaître l’humanité dans son ensemble. Collectionner, c’est d’abord une conversation avec l’autre. C’est comme la médecine, que je pratique dans les même dispositions. L’échange d’idées est pour moi une notion fondamentale dans la vie. S’élever intellectuellement à travers la création de ses contemporains permet de comprendre notre société et son évolution. Tout individu devrait se poser ces questions. L’art contemporain permet de se trouver soi-même et de mieux se connaître. Si c’était pour chacun une démarche universelle, il me semble qu’il y aurait plus de tolérance et peut-être une société plus humaine. C’est ce que je veux faire comprendre à travers de «Happy Art Collectors».

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