PHOTO | CRITIQUE

Cinq femmes du pays de la lune

PFrançois Salmeron
@17 Juil 2014

«Cinq femmes du pays de la Lune» est un projet collectif pensé par Valérie Jouve, accompagnée de quatre femmes palestiniennes originaires de Jéricho. Ensemble, elles brossent le portrait de leur région natale, surnommée le «Pays de la Lune», prêtant finalement une valeur anthropologique à leur démarche photographique.

Valérie Jouve a découvert les territoires palestiniens et Israël en 2008, à l’occasion de la réalisation d’un road-movie intitulé Traversée. En 2011, elle loue une maison à Jéricho et se fascine pour cette ville et sa région, surnommée le «Pays de la Lune», située sur la rive ouest du Jourdain, en Cisjordanie. Là, elle rencontre quatre femmes palestiniennes, Rana M.S. Abukharabish, Suha Y.M. Abusharar, Yasmin M.M. Abu et Jamila I.M. Thalja, à qui elle demande de photographier et filmer la ville et ses environs.

Ainsi, ce qui frappe avant tout, c’est la topographie même de Jéricho, avec ses paysages vallonnés, arides, poussiéreux, cramés par le soleil. Un ciel blanc éblouissant ou bleu azur surplombe des collines désertiques, dont le sol est couvert de cailloux. On comprend alors que le sobriquet de «Pays de la Lune» n’est pas usurpé pour Jéricho.

Des photographies plus urbaines nous font également découvrir le quartier où habitent les quatre femmes palestiniennes, ainsi que certains faubourgs ou camps de réfugiés de la ville. Par-là, le contexte historique et politique du conflit israélo-palestinien se fait nécessairement ressentir, même s’il ne constitue pas non plus l’enjeu principal de ce projet photographique. Or si Jéricho a été occupée par Israël lors de la seconde Intifada, la ville a été rendue à l’Autorité palestinienne en 2005.

En ce sens, les photographies des quatre femmes palestiniennes se focalisent tout d’abord sur le camp de réfugiés d’Ain Sultan, leur lieu de vie. Beaucoup d’espaces et de bâtiments sont en travaux ou en ruine. Les terrains vagues sont légion, délimités par des grillages et des barbelés déglingués au pied desquels des détritus, des bouteilles vides et des plastiques s’amassent.

Pourtant, on ne décèle aucune forme de misérabilisme dans le regard que Valérie Jouve et ses collaboratrices posent sur Jéricho. Certainement parce que ce regard est celui d’autochtones qui visent en premier lieu à montrer leur quotidien, leur quartier, leur maison et leurs alentours sans souci de dramatisation ou au contraire, de volonté de masquer les aspects les plus tristes et les plus précaires de leur réalité.

D’ailleurs, on remarque bien souvent que les femmes photographes se représentent les unes les autres sur les clichés de Jéricho: elles apparaissent alors à la fois comme auteures et actrices de ce projet collectif. Auteures décidant de faire découvrir à Valérie Jouve tel ou tel endroit ou aspect de la région. Actrices se mettant aussi en scène dans leur environnement et leur périple photographique.

Jéricho ne se limite pourtant pas à son camp de réfugiés. Dans la ville, on perçoit une petite place arborée avec une fontaine, des commerces et leurs devantures bigarrées, une station-service, un marché de fruits et légumes, un vendeur ambulant de bananes. Plus inattendu, on découvre le quartier de Duyuk dont la population, implantée depuis plusieurs générations, est exclusivement noire et originaire d’Afrique.

D’autres indices nous renseignent sur l’histoire de Jéricho et sur les mythes que nourrit son passé lointain. Un panneau annonce fièrement que Jéricho est la plus vieille ville du monde, datant d’il y a plus de 10 000 ans. Le Proche-Orient serait bien l’un des berceaux de l’humanité, de la civilisation et des religions monothéistes. Certains clichés montrent aussi des sites archéologiques mettant à jour des colonnes anciennes enrichies d’ornements.

Si les habitants de Jéricho semblent fiers, voire orgueilleux, de la réputation et de l’histoire de leur ville, un autre aspect crucial de la région se révèle à nous: l’eau et l’irrigation, fruit de l’imagination ingénieuse des hommes. Dans un territoire aussi aride, dont les flancs de collines ressemblent à la surface caillouteuse de la Lune, on comprend rapidement l’importance capitale de l’eau pour l’agriculture et la survie des populations. Depuis le village de Hoja, court un canal sinueux qui vient donc irriguer la région. L’eau qui coule abondamment attise le regard des photographes et les fascine. Des enceintes disposées sur les cimaises du musée rejouent même le murmure du flot du canal. On ressent l’admiration des photographes pour les systèmes d’irrigation: des tuyaux et des installations drainent le cours d’eau vers des orangers et des plantations vertes contrastant avec les paysages pelés qui entourent habituellement Jéricho.

En ce sens, le site de Wadi Quelt est également remarquable avec son oasis verdoyante perdue dans la montagne. Valérie Jouve et ses collaboratrices y accèdent suite à une longue randonnée à travers un canyon. On y perçoit un monastère ainsi que de petites habitations perchées sur les hauteurs, parfois bâties à même la roche, où des ermites viennent se réfugier.

Parmi les autres sites remarquables de la région de Jéricho, la mosquée de Nabi Mussa, égarée en plein désert, abrite un cimetière dont les pierres tombales se mêlent aux cailloux blancs. Un festival soufi a lieu chaque année dans l’enceinte de la mosquée, dont on perçoit ici quelques acteurs: des hommes se regroupent en cercle et chantent, des manifestants brandissent des drapeaux ou frappent des cymbales, tandis que le public filme et photographie avidement la scène à l’aide de smartphones.

Enfin, une plage privée de la Mer Morte, où flotte un drapeau israélien, marque l’inexorable distance qui sépare l’Etat hébreu des territoires palestiniens. La baignade, les bains de boue, les douches et les parasols symbolisent l’insouciance, le tourisme, et la douce ambiance de villégiature qui contraste bien évidemment avec les arides camps de réfugiés. Cet espace dit «privé», et donc réservé à une certaine population, souligne également l’un des schismes qui déchirent le Proche-Orient et ses peuples. Du côté palestinien, une sculpture représentant une clef, sur laquelle est inscrit «We will return», semble quant à elle symboliser la situation d’un conflit que l’on devine malheureusement sans solution ni issue.

Å’uvres

— Jamila I.M. Thalja , Valérie Jouve, Sans titre, Cinq femmes du Pays de la Lune, 2013. Tirage chromogène. 30 x 40 cm.
— Rana M.S. Abukharabish, Valérie Jouve, Paysage, Cinq femmes du Pays de la Lune, 2013. Tirage chromogène. 30 x 45 cm
— Valérie Jouve, Sans titre, Cinq femmes du Pays de la Lune, 2013. Tirage chromogène, 30 x 40 cm.
— Jamila I.M. Thalja, Valérie Jouve, Sans titre, Cinq femmes du Pays de la Lune, 2013. Tirage chromogène. 30 x 40 cm.
— Yasmin M.M. Abu Awad, Valérie Jouve, Sans titre, Cinq femmes du Pays de la Lune, 2013. Tirage chromogène. 30 x 50 cm.
— Valérie Jouve, Sans titre, Cinq femmes du Pays de la Lune, 2013. Tirage chromogène, 30 x 40 cm.

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