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Bertrand Lavier

PHélène Sirven
@12 Jan 2008

Un ensemble visuellement très vif de formes monumentales, de vides, de pleins, de petits tableaux et d’objets inattendus: la chose juste au bon moment, entre le calme et la tempête.

Bertrand Lavier : la chose juste au bon moment, entre le calme et la tempête.
Dans l’exposition du Musée d’Art moderne, le visiteur découvre un ensemble composite et visuel très vif, composé de formes monumentales, de vides, de pleins, de petits tableaux et d’objets inattendus. Le Pylône-Chat (1993-2002) s’inscrit dans l’espace du hall d’entrée comme une grande sculpture non loin de l’architecture de la Tour Eiffel. Au dessin de cette structure métallique répond, dehors et au centre d’un bassin situé face à la Seine une fontaine multicolore, faite d’un bouquet de tuyaux d’arrosage. Lavier aime le Pop et les Nouveaux Réalistes, en particulier Raymond Hains : l’urbain est bien un ensemble de fragments et de strates, de morceaux parfois jaillissants.

Avant d’entrer dans les salles on peut passer entre les miroirs peints au blanc d’Espagne (Stresa n°1, n°2, n°3) et les «vitrines», sérigraphies blanches (jet d’encre sur toile, Avenue Montaigne n°1, n°2, n°3). Les vitrines et les miroirs ne reflètent rien, ils rappellent que «l’ombre du ready-made est toujours là» (Lavier), que l’anonymat possède une valeur artistique, et que la peinture est aussi cette trace sur un support à un moment donné. La trace révèle la trace et, ici comme dans les autres lieux de l’exposition, on ne voit que ce qu’on est prêt à voir.

Le Nautiraid, kayak présenté pour la première fois, surgit dans la première salle ; c’est une pièce à la fois sociologique et muséale, avant le déploiement étonnant des Walt Disney Productions (1947-2002) dans la salle suivante. Murs jaune d’or, moquette, un salon artistique est ici recréé, avec photos, sculptures, tableaux. De la vignette où le monde de Mickey rencontre l’art moderne un ensemble est né : la parodie des formes se construit dans le cadre de la couleur et d’une abstraction relative. Difficile de ne pas penser aux fous rires de Lavier dans le film que Brigitte Cornand lui a consacré.

Le célèbre Candy/Fichet-Bauche, un réfrigérateur posé sur un coffre fort, apparaît dans un espace calme, un entre-deux, avant la grande courbe du mur sur lequel, telle une exposition collective, six œuvres très différentes («une phrase», dit Lavier) sont accrochées, avec des intervalles réguliers qui soulignent leur synthèse follement rigoureuse. Volontairement, l’artiste accorde la même importance à l’une des Walt Disney Productions (1947-2002), à la Composition rouge, verte et jaune (1989), à une «vitrine» de 2000 (Rue Réaumur n°1), à la Mandarine par Tollens et Valentine (deux belles bandes verticales de deux orange différents, l’un fabriqué par Tollens, l’autre par Valentine : Lavier joue ici la juxtaposition peinte peut-être comme variation des juxtapositions d’objets. Cette œuvre de 2002 confronte deux couleurs industrielles qui s’épousent presque!), au Lavier/Morellet (1975-1995), à un Relief-Peinture (1988). En effet, ces tableaux s’imposent d’abord visuellement avant toute démarche néo-conceptuelle.
A l’inverse de Duchamp selon lequel «ce sont les regardeurs qui font les tableaux», Lavier affirme que l’œuvre doit influencer le regardeur. La mise en espace confirme cette intention rejouée sans cesse. Quant aux objets hybrides du design revu par l’artiste — Bertoia/Eames ; Panton/Eames ; Paulin/Planokind ; Panton/Fagor ; Charles Eames Chair ; Embryo —, formant autant de greffes et d’aventures plastiques, ils interrogent les relations entre les domaines artistiques des XXe et XXIe siècle et vérifient ce propos de Lavier : «Mon travail est comme une tangerine».

Puis l’on découvre l’immense mongolfière qui part d’un angle pour s’étendre voluptueusement ; en contraste avec l’espace suivant où Lothar (en référence à la tempête de 1999), pylône argenté et tordu, est entouré de trois Reliefs-Peinture, des fragments de façades de constructions préfabriquées — une forme de grilles transparentes et opaques.
Plus loin, les objets placés sur des socles sous vitrine à la façon des œuvres d’art dit primitif dégagent une charge émotive qui implose en quelque sorte dans la Giulietta rouge, voiture accidentée, lointain écho, au fond, des compressions de César. La photographie clôt ce parcours dérangeant, à la fois terriblement réaliste et sophistiqué : Harcourt/Grévin présente des portraits inédits. Le cliché est bien «plus vrai que nature» et la fixité des visages connus a quelque chose de grinçant. L’illusion s’effondre dans l’évidence du stéréotype.

Arpenteur des marges, des cadres et des bords, peintre qui montre précisément les jeux pervers de l’illusion, Bertrand Lavier crée des turbulences, encore et toujours, dans l’espace de l’exposition, à partir de l’exposition, après l’exposition. Maître de l’échelle 1/1, c’est-à-dire peintre du réel le plus littéral, il donne ici une grande leçon d’espace, en croisant le temps, la couleur, la forme et la touche. Lavier fait mouche lorsqu’il introduit le tragique (la voiture accidentée par exemple) dans la stridence élégante des objets et des tableaux, qu’ils soient lisses, plissés ou rugueux (la matière est très présente dans les œuvres). Il sait rendre le banal et l’usuel vertigineux ; il perturbe sans cesse la puissance subversive des images. Autrement dit, Lavier affirme sa maîtrise implacable des concepts et des opérations ; il a développé dans ses cycles en évolution incessante un regard particulièrement acéré sur les objets et les représentations du monde.

La force de la «consternation» dans le processus du travail répond avec brio de ceux qui se contenteraient de subir les codes. Ces codes, Lavier les analyse en profondeur ; il en montre les limites, l’efficacité incontournable, mais aussi leur fragilité : l’hybridité des œuvres atteint le conformisme des idées et des systèmes lorsqu’elle agit sur notre perception du monde culturel et social.
Issu du champ scientifique (et poétique) de l’horticulture, Bertrand Lavier déplace la question duchampienne pour réintroduire l’inquiétante étrangeté des symboles et des (fausses) rencontres avec le hasard ; il vide la désignation convenue, commune à tous, par le télescopage. Oui, un coffre-fort peut devenir un socle, au même titre qu’une image de bande dessinée peut donner naissance à une sculpture qui parodie les œuvres de Hans Arp.
Dans l’œuvre de Lavier, l’opacité des formes se laisse parfois percer par des évidements incongrus, ludiques. Ou alors la planéité des surfaces rejoue verticalement et horizontalement l’espace du tableau comme un avatar de cible (Composition rouge, verte et jaune, 1989), une présence (tous les tableaux), un partage (Mandarine par Tollens et Valentine, 2002), une grille ouverte (Lavier/Morellet, 1975-1995 ; tous les Reliefs-Peinture). Enfin, la transparence peut créer un reflet définitif, renvoyer le regard à l’absence du contexte originel dont l’objet est coupé. Il est alors fragment et sculpture, alerte visuelle, design mixé d’art (les Reliefs-Peinture). Chez Lavier, le reflet ne renvoie plus rien sauf l’évidence plastique : la peinture c’est ce qui recouvre un support dans un cadre précis avant de raconter une histoire. Les «vitrines» et les miroirs peints le démontrent mais aussi les sculptures des Walt Disney Productions.

Il nous est constamment rappelé que notre regard est tributaire d’un champ de vision donné (les cadrages rigoureux de Lavier le disent sans cesse, qu’il s’agisse d’objets ou de «tableaux»). Alors, «collé» au réel, «DJ» de ses expositions, Lavier utilise un va-et-vient, un mixage très précis, entre réalité et fiction, pour réinterpréter ce qu’il a posé depuis le début des années 70, alliant, au fond, le sampling de la musique techno aux improvisations fulgurantes du free jazz. Son geste déplace art majeur et art mineur, art et non art, par le biais du design, entre autres, en nous renvoyant librement à notre réalité.
Que voyons-nous, comment voyons-nous ce qui nous entoure? Dans le grand supermarché du monde occidental, Lavier pointe des objets que nous n’avions pas remarqués, il rend visible ce qui tend à se soustraire. Nous sommes alors face à ce qui nous a constitué et formaté pernicieusement. Lavier change les catégories, attaque la norme pour en délimiter les bords, le danger, la puissance reproductrice. Il montre que la vie des objets n’est pas seulement un simulacre de notre vie post-moderne, mais qu’elle pourrait bien l’orienter. Lavier est un maître politique de la diagonale, il traverse l’échiquier des choses en risquant la catastrophe, mais la géométrie variable de ses coups ouvre à l’infini les possibilités de combiner les figures. La forme qu’il façonne depuis si longtemps grâce à un ensemble de formes recueillies méthodiquement continue de se construire, entre artificiel et virtuel ; là où se concentre, se structure le regard.

Le visage des œuvres de Lavier est urbain. Son abstraction est concrète, dans le sens où elle caractérise sans concession la grille sociale et culturelle qui médiatise notre rapport à notre environnement, notre histoire et notre futur. Dans le musée, l’accrochage établit des connexions variées entre les œuvres, en maintenant ce «trouble de l’évidence» cher à l’artiste, en favorisant un ordonnancement — une partition musicale en quelque sorte. Rythmes, couleurs, espaces ont été pensés en fonction de l’«acoustique» du lieu, pour le lieu lui-même, à sa dimension.

L’humour des œuvres contient une part implacable de mort et d’épuisement des choses qui flotte très discrètement au cœur de l’énergie des formes. Ce «trop tard» dont parle l’artiste quand certains s’aviseraient de pouvoir en faire autant indique que le temps, sous toutes ses formes, obsède son œuvre.
Analyste de la réalité, attentif au détail, qui change imperceptiblement mais définitivement les choses, Lavier a poussé la «bissociation» (dans l’alliage sculpture-socle, ce qui est représenté devient la chose en soi) suffisamment loin pour modifier durablement, avec poésie et humour, le rapport de l’objet à sa propre histoire ainsi qu’aux icônes qui hantent nos représentations. Bertrand Lavier est celui qui peint sur la réalité avec une touche «Van Gogh» en livrant avec une belle ironie la superposition tonique des réceptacles de la société occidentale.

Bertrand Lavier :
— Walt Disney Productions 1947-1984, n°1, 1984. Tirage Cibachrome. 105 x 114,5 cm.
— Walt Disney Productions 1947-1984, n°2, 1984. Tirage Cibachrome. 20 x 110 cm.
— Walt Disney Productions 1947-1984, n° 3, 1984. Tirage Cibachrome. 12,2 x 110 cm.
— Walt Disney Productions 1947-1984, n°4, 1984. Tirage Cibachrome. 35 x 110 cm.
— Walt Disney Productions 1947-1984, n°5, 1984. Tirage Cibachrome. ? 120 cm.
— Walt Disney Productions 1947-1984, n°6, 1984. Tirage Cibachrome. 42,3 x 160 cm.
— Walt Disney Productions 1947-1984, n°7, 1984. Tirage Cibachrome. ? 100,2 cm.
— Walt Disney Productions 1947-1984, n°8, 1984. Tirage Cibachrome. 110,1 x 147,1 cm.
— Walt Disney Productions 1947-1984, n°9, 1984. Tirage Cibachrome. ? 111 cm.
— Walt Disney Productions 1947-1987, 1987. Aquatinte.
— Walt Disney Productions 1947-1990, n°8, 1990. Tirage Cibachrome sur aluminium. 200 x 200 cm.
— Walt Disney Productions 1947-1990, n°9, 1990. Tirage Cibachrome sur aluminium. 200 x 200 cm.
— Walt Disney Productions 1947-1990, n°10, 1990. Tirage Cibachrome sur aluminium. ? 120 cm.
— Walt Disney Productions 1947-1990, n°11, 1990. Tirage Cibachrome sur aluminium. 300 x 200 cm.
— Walt Disney Productions 1947-1992, n°13, 1992. Tirage Cibachrome sur aluminium. ? 194 cm.
— Walt Disney Productions 1947-1995, n°1, 1995. Peinture sur résine de polyester. 163 x 86 x 50 cm.
— Walt Disney Productions 1947-1997, 1997. Peinture sur résine de polyester. 77 x 104 x 35,5 cm.
— Walt Dusney Productions 1947-1997, 1997. Héliogravure/photogravure. 45 x 59 cm.
— Walt Disney Productions 1947-1998, n°1, 1998. Peinture sur résine de polyester. 250 x 85 x 120 cm.
— Walt Disney Productions 1998, 1998. Jet d’encre sur toile. 130 x 190 cm.
— Walt Disney Productions, vue de l’exposition « Premises », New York, Guggenheim Museum Soho, 1998 .
— Walt Disney Productions 1947-2001, n°10, 2001. Peinture sur résine de polyester. 166 x 286 x 43 cm.
— Walt Disney Productions 1947-2002, 2002. Jet d’encre sur toile. 220 x 221 cm.

— Relief-Peinture, n°1, 1987. Fragment de façade d’immeuble préfabriqué. 250 x 250 x 10 cm.
— Relief-Peinture, n°2, 1988. Fragment de façade d’immeuble préfabriqué. 250 x 250 x 10 cm.
— Relief-Peinture, n°12, 1991. Fragment de façade de maison préfabriquée. 220 x 220 x 10 cm.

— Panton/Fagor, 1989. Chaise sur réfrigérateur. 209 x 60 x 60 cm.
— Candy/Fichet-Bauche, 1989. Réfrigérateur sur coffre-fort. 198 x 101 x 80 cm.
— Paulin/Planokind, 1992. Siège Paulin rouge sur meuble à plans métalliques. 133,5 x 136 x 98 cm.
— Lavier/Morellet, 1975-1995. Peinture acrylique sur toile. 200 x 200 cm.
— Bertoia/Eames, 2001. Fauteuil Diamond de Harry Bertoia posé sur les patins du Rocking Armchair Road de Charles et Ray Eames. 78 x 82 x 85 cm.
— Panton/Eames, 2001. Chaise Panton de Verner Panton percée du trou de La Chaise de Charles et Ray Eames. 82 x 48 x 45 cm.
— Harcourt/Grévin, 2002. 5 photos. 140 x 120 cm.

— Dolly, 1993. Toile synthétique de mongolfière. 105 x 5500 x 2200 cm.
— Giulietta, 1993. Alfa Romeo accidentée. 142 x 420 x 166 cm.
— Deux Walt Disney Productions 1947-1994, 1994. Tirage Cibachrome.
— Girod, 1994. Cône de plastique sur socle en bronze patiné. 58 x 27,5 x 27,5 cm.
— C.L.B., 1994. Bidon en métal sur socle en fer et calcaire. 74 x 37,5 x 37,5 cm.
— J.M.B. Classique, 1994. Serrure sur socle en bois patiné. 28 x 10 x 7,5 cm.
— Teppaz, 1994. Porte-revues sur socles en bronze patiné. 56 x 38 x 28 cm.
— Teddy, 1994. Ours en peluche en bronze patiné. 51 x 18 x 17 cm.
— Chuck Mc Truck, 1995. Planche à roulettes sur socle en bronze patiné. 66 x 80 x 26 cm.
— Doras, 1995. Parpaing de ciment sur socle en bronze patiné. 20 x 14 x 40 cm.
— Arthur Martin, 1997. Porte de réfrigérateur sur socle en bois patiné. 112,5 x 57,5 x 26 cm.
— Lothar, 1999. Peinture acrylique sur pylône électrique. 203 x 730 x 360 cm.
— Composition rouge, verte et jaune, 1989. Peinture à l’huile sur bois. 30 x 600 x 600 cm.

— Rue Réaumur, n°1, 2000. Jet d’encre sur toile. 251 x 301 cm.
— Avenue Montaigne, n°1, 2000. Jet d’encre sur toile. 299 x 249 cm.
— Avenue Montaigne, n°21, 2000. Jet d’encre sur toile. 299 x 249 cm.
— Avenue Montaigne, n°31, 2000. Jet d’encre sur toile. 299 x 249 cm.
— B & D, 2000. Taille-haie électrique sur socle en bronze patiné. 85 x 21 x 23 cm.

— Kayak, 2002. Fibre de verre. 70 x 500 x 85 cm.
— Relief-Peinture, n°161, 2002. Fragment de façade d’immeuble préfabriqué. 250 x 375 x 10 cm.
— Deux Miroir, 2002. Peinture acrylique sur miroir. 260 x 300 cm.
— Mandarine par Duco et Ripolin, 2002. Peinture glycérophtalique sur toile. 250 x 220 cm.
— Charles Eames Chair, 2002. Peinture acrylique sur chaise. 81 x 63 x 57 cm.
— Embryo, 2002. Chaise de Mark Newson sur socle en bronze patiné. Edition Galerie Kréo.
— Pylône-Chat, 1993-2002. Métal et pylône. 762 x 510 x 320 cm.
— Fontaine, 2002. Tuyaux d’arrosage et pompe. 260 x ? 180 cm.

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