ART | EXPO

Alfredo Jaar

11 Fév - 12 Mar 2011
Vernissage le 11 Fév 2011

Les sculptures, photographies, textes imprimés et vidéos d'Alfredo Jaar portent un éclairage particulier sur la chose vue, en un double jeu sur la vision et l’apparence des formes et des images.

Alfredo Jaar
Alfredo Jaar

Alfredo Jaar, ou l’art et la manière de faire la lumière.
Commençons par la lumière et la luminosité, la transparence et l’illumination. Quand nous nous servons de ces termes, nous avons tendance à décrire la manière dont les choses nous apparaissent, l’aspect des objets, des espaces, des images, etc. A la base pourtant, ces associations ne sont que des épiphénomènes par rapport à un substrat plus fondamental, mélange de causalités et de métabolisme agissant sur le corps, faisant réagir l’oeil: la façon
dont on regarde, notre manière de voir et ce que nous voyons.

Les réflexes ont tous, pour une bonne part, un dénominateur commun: la nature des apparences et la réception des images. Toutefois, dès qu’on a franchi l’étape du processus corporel et de l’absorption de l’environnement par l’organe de la vue, on évolue dans le domaine des manifestations secondaires; entrent alors en jeu la contemplation, la réflexion, le jugement et le sens à donner à ce que nous venons de voir. Bref, la façon dont nous voyons, dont nous lisons, dont nous pensons l’image.

L’exposition en cours d’Alfredo Jaar joue sur la richesse de ces différents cadres de la perception. En choisissant de regrouper ici un certain nombre de ses oeuvres, l’artiste a délibérément ordonné pour le regard du spectateur, suivant des protocoles de visionnage et de perception choisis par lui, une série de sculptures, d’images photographiques, de textes imprimés et de vidéo dont chaque pièce porte un éclairage particulier sur la chose vue, en un double jeu sur la vision et l’apparence des formes et des images; et, plus profondément, en un mécanisme éprouvé de révélation au sujet de sa vérité la plus intime. Avec cette exposition, Jaar nous offre un catalogue de ses procédures critiques, dans lequel les protocoles de la lecture, de la vision et de l’analyse tiennent lieu de ressorts principaux au service de l’engagement.

L’inventaire comprend des couvertures de magazines et de journaux du monde entier choisies pour leur puissance évocatrice, y compris la pièce monumentale de 1996, Searching for Africa in Life, un dispositif de cinq panneaux verticaux sur lesquels sont marouflées les 2158 couvertures du magazine Life, du premier numéro de celui-ci à la date de réalisation de l’oeuvre. Du même ordre, From Time to Time [jeu de mots sur l’anglais: de temps en temps], de 1996 également, regroupe sur un seul panneau neuf couvertures de Time magazine mettant en scène notamment des animaux sauvages de l’Afrique –– lion, léopard et gorille –– ou des clichés d’Africains en proie à la famine. Pour les médias occidentaux, il semblerait que ce double thème soit comme les deux faces d’une monnaie qui aurait pour nom Afrique et dont aucun reportage ne peut faire l’économie. Toujours dans cet ordre d’idées, disons d’afro-pessimisme, d’autres pièces font référence à ce regard biaisé sur le continent Noir par les médias internationaux telle Greed [Avidité] (2007), une couverture de Businessweek dont le gros titre proclame: «L’appât du gain, salut de l’Afrique?» […]

Au-delà de l’Afrique, conçu à partir de la couverture d’un magazine, Businessweek Magazine cover, December 24, 1984 (1984) est une oeuvre fondatrice, et l’une des plus importantes dans le cheminement critique de Jaar sur le sujet de la convergence mondialisée des médias et du capital. C’est une oeuvre en deux parties. La première est une image couleur de la couverture du magazine, qui propose deux photographies. Dans le coin en haut à gauche, pile sous le logo, une jeune femme indienne est accroupie, sa tête reposant sur la paume ouverte de la main gauche. Ses yeux sont bandés.

En dessous, centré pleine page, le portrait d’un homme de type européen, l’air soucieux, photographié sous une lumière douce et sur un fond clair-obscur dont les ombres viennent encore adoucir son expression un rien contrite. Cet homme est Warren Anderson, président du conglomérat chimique américain Union Carbide, dont l’usine indienne de Bhopal a été la cause de la plus grande catastrophe industrielle mondiale: des fumées toxiques étalées sur plusieurs jours ont empoisonné l’atmosphère des alentours, tuant des milliers de gens, invalidant gravement des milliers supplémentaires, et imposant des séquelles à vie à des centaines de milliers d’autres. Entre les deux photos, un gros titre en caractères gras, noir sur blanc, traverse la couverture: «Union Carbide se bat pour sa survie».

La seconde partie de l’oeuvre se compose d’un panneau vertical où la même couverture, reproduite en noir et blanc, est divisée en quatre parties égales — logo du magazine, femme indienne, titre et homme européen — les composants graphiques de la page d’origine. La dissonance entre le cataclysme réel, avec ses pertes colossales en vies humaines, et la lutte d’Union Carbide pour sa propre survie est d’une ambivalence particulièrement choquante. C’est l’analyse de ce genre d’ambivalence qui est devenue la signature, visuelle et rhétorique, de Jaar.

Poursuivons l’inventaire sur les unes de journaux avec celle du quotidien Libération Avec humanité et coeur (1996), titrant sur la violence policière lors de l’expulsion d’un groupe de sans-papiers d’une église parisienne où ils avaient trouvé asile. Les deux couvertures ont un lien direct avec la seule vidéo de l’exposition, Du Voyage, Des Gens (2011). […] Dans cette dernière une violoniste gitane, une vieille femme, joue une sorte de fugue sur son antique instrument; elle est debout sur le parvis du centre Pompidou à Paris, qui fournit donc l’arrière-plan. Le contraste avec l’architecture postindustrielle et son rationalisme postmoderne cadre mal avec le nationalisme chauvin dont fait preuve l’extrême droite vis-à-vis de ces supposés étrangers.

Le parvis du musée est en effet un véritable forum pour les citoyens, des publics très divers s’y côtoient, et des performances comme celle choisie par Jaar s’y succèdent à longueur de journées, démentant dans les faits le droit de ce sol-là à un quelconque nationalisme. […] Du Voyage, Des Gens se rapporte au harcèlement policier et aux expulsions qui touchent les Rroms en France (sans nul doute facilitées par le discours du président Sarkozy stigmatisant l’immigration et criminalisant les
immigrés). Cette image simple et sans paroles d’une musicienne de rue en plein Paris dessine un nimbe de lumière — un peu comme celui que forment les spots utilisés pour la pièce Three Women en éclairant les visages de Graça Machel, d’Aung San Suu Kyi et d’Ela Bhatt — autour de la permanence du phénomène gitan dans l’imaginaire français. […]

Enfin, nous terminons cet inventaire par des pièces aux mécanismes plus techniques, utilisant la lumière – tubes fluorescents, stroboscopes et spots lumineux – de façon tant métaphorique que purement physique. Three Women (2010), évoquée ci-dessous, et The Sound of Silence (2006) — présentée dans la Cour vitrée de l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts de Paris — sont deux exemples du répertoire de Jaar dans ce domaine où installations et sculptures établissent une corrélation directe entre les images et l’éclairage qu’il a choisi de leur donner, par l’utilisation littérale de sources lumineuses comme support technique. Dans toute cette partie de son travail, on retrouve les préoccupations au centre de sa pratique artistique: d’une part, le statut de l’image et les différents artifices pictorialistes utilisés pour en organiser la distribution, la réception et l’absorption; de l’autre, la portée sociale de la représentation de l’humanisme en art. Okwui Enwezor, Février 2011. Extrait du texte à paraître dans la monographie de l’artiste.

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