ART | CRITIQUE

1887 – 2058

PFrançois Salmeron
@27 Oct 2015

Dominique Gonzalez-Foerster construit des environnements dans lesquels on est invité à s’abandonner. Ces décors et ces climats ne cessent de se rapporter à des œuvres littéraires ou cinématographiques, de les citer par bribes, au risque d’être trop codés, hermétiques.

L’univers de Dominique Gonzalez-Foerster est atypique. Il renvoie tout autant (voire davantage) à la littérature, au cinéma, à la musique, qu’à l’histoire de l’art. Il explore l’intimité de l’artiste, sa biographie, ses modèles et ses idoles (Marcel Duchamp, Carlos Fitzcarrald, Rainer Werner Fassbinder, Lola Montès, Bob Dylan, etc.), et les coups de cœur culturels qui ont marqué son parcours et influencé sa démarche, alors même que, paradoxalement, l’artiste demeure toujours tapie dans l’ombre, pudiquement, comme si elle se dérobait autant qu’elle se dévoilait dans son œuvre.
Mais justement, plutôt que de proposer des œuvres au sens classique du terme (une toile, un dessin, une photo, une sculpture, etc.), Dominique Gonzalez-Foerster affectionne plutôt les ambiances, les climats, les décors. Elle constitue ainsi des environnements, des intérieurs, et va même jusqu’à bâtir des chambres, des vérandas ou des salons! Comment aborder l’espace et l’habiter, l’investir? Telle semble être finalement l’une des préoccupations fondamentales de l’artiste.

D’ailleurs, l’entrée de l’exposition fait penser à un hall d’hôtel ou à une salle de réception, à la manière du Jardin d’Hiver de Marcel Broodthaers avec ses plantes vertes empotées. Puis, un grand espace vacant se déploie devant nous: une moquette vert pétard recouvre le sol, des murs blancs immaculés se dressent, où seul apparaît le néon rouge Brasilia Hall. Etonnamment, une impression d’immensité, d’étendue, d’horizontalité s’empare de nous. Et nous nous trouvons même littéralement aspirés par une toute petite lucarne diffusant des images, postée dans le mur du fond de la salle, qui fonctionne ainsi comme un point de fuite. Dominique Gonzalez-Foerster semble alors jouer sur les échelles, et nous faire vertigineusement passer du plus grand au plus confiné des espaces.

Puis nous traversons un couloir au sol bleu. Des projecteurs s’actionnent automatiquement lorsqu’ils repèrent notre présence, et projettent ainsi nos ombres sur les murs. Se situe-t-on alors dans un jeu d’ombres chinoises? Tout n’est-il que projection et illusion? N’a-t-on affaire qu’aux ombres fantomatiques des choses, des êtres et du monde? Tout ceci n’est-il qu’une mascarade? Est-on dupe des apparences? Possiblement, oui… Et la lumière des projecteurs éclaire l’espace autant qu’elle produit des ombres, des doubles des spectateurs. Elle nous éblouit et nous aveugle de son intense clarté.

On découvre ensuite un mur composé de bribes, de citations, de noms d’auteurs, de romanciers, de poètes, qui se lit comme une carte ou une constellation de références littéraires américaines, plus ou moins cryptées, chères à l’artiste: John Fante, J.G. Ballard, Philip K. Dick, Burroughs… En face, se tient une vitrine abritant un décor désertique, qui fait immanquablement penser aux décors artificiels des studios de cinéma hollywoodiens. Dominique Gonzalez-Foerster compose donc des climats, des atmosphères: tropical avec Brasilia Hall, ou encore avec les piaillements d’oiseaux diffusés dans l’exposition, aride et sec avec ce décor de cinéma, humide avec les bruits de gouttes de pluie que l’on rencontre un peu plus tard dans les vérandas.

Mais tout ceci n’est-il qu’un écran de fumée? Un simple décor de carton-pâte, d’artifice, sans rien derrière? «Que hay detras de la ventana?» («Qu’y a-t-il derrière la fenêtre?»), peut-on encore lire sur le mur de bribes littéraires… On s’engouffre alors dans un couloir sombre qui se transforme en une véritable grotte, où un hologramme peroxydé de Dominique Gonzalez-Foerster nous attend, mimant l’écrivain Fitzcarrald, un gramophone à la main diffusant de vieilles chansons, des complaintes, des airs d’opéra venus d’un autre temps. Par là, l’artiste veut également produire des brouillages temporels, comme le signale d’ailleurs le titre même de l’exposition «1887-2058». 1887 représenterait en fait une date clé de la modernité: naissance de Marcel Duchamp et de Le Corbusier, parution des Illuminations de Rimbaud, invention de la chronophotographie… Et la date futuriste de 2058 rappelle la fascination de l’artiste pour les voyages dans le temps, à l’instar de la pièce musicale Cosmodrome qui nous enferme dans le noir, et propose un subtil jeu de lumières évoquant les tableaux de bord des vaisseaux spatiaux que l’on rencontre dans les films de science-fiction.

Mais dans cette grotte surgit donc un hologramme de l’écrivain Fitzcarrald. Cette image vaut alors comme un entre-deux: entre présence et absence, incarnation et spectre, apparition phénoménale et leurre. Là réside le mode d’apparition de l’artiste: elle se dévoile, mais par le prisme d’une autre figure, d’un double, d’un mime.
Dominique Gonzalez-Foerster parle d’elle dans ses œuvres, mais en s’incarnant dans un autre. Son aura est omniprésente dans l’exposition, et en même temps, elle se fait discrète, impalpable. Elle se montre et se cache à la fois. Elle se masque, se travestit en d’autres personnages, ou a recours à des récits d’écrivain pour se raconter. Mais que faire de toutes ces citations, références et bribes qui s’entremêlent? L’œuvre de Dominique Gonzalez-Foerster ne se rend-elle pas trop codée, référencée et hermétique, alors qu’elle se veut au contraire «démocratique» (c’est-à-dire que chacun puisse saisir et interpréter à sa façon les références et les indices parsemés dans l’exposition)? Au final, l’artiste nous laisse dans une position flottante, parfois même embarrassante, à l’instar de l’installation Euqinimod & costumes: nous nous retrouvons dans une chambre où sont suspendus des habits ayant appartenus à l’artiste, ou où sont encore accrochés des dessins inédits, des photos souvenirs.

Ainsi, à partir de cette grotte où surgit un hologramme, sommes-nous voués à vivre parmi les ombres et les illusions comme dans la Caverne de Platon? Où y a-t-il une remontée possible vers la lumière, la vérité, et le monde intelligible? L’œuvre de Dominique Gonzalez-Foerster a-t-elle donc une véritable consistance? Une teneur, une épaisseur, un caractère propre? N’est-ce pas étrange de sans arrêt s’incarner dans les autres? N’est-ce pas un geste adolescent, que l’on exécute justement dans nos chambres, secrètement, dans notre intimité, en rêvant de ressembler à nos idoles, dont les images et les posters envahissent nos murs? Où est son «moi», s’il ne s’exprime et ne prend forme qu’à travers les œuvres, les images, les looks, les citations, les écrits et les films des autres? A moins que l’on ne s’en sorte par une énième pirouette rimbaldienne: «Je est un autre.»

Le reste de l’exposition se déploie comme un ensemble de chambres d’hôtel, de vérandas et de salon, où l’on erre, où l’on flâne, où l’on paresse même dans des chaises à bascule. On remarque tout un ensemble de miroirs plus ou moins déformants. Il semble donc que l’on continue à jouer avec les apparences et à encourager la production de doubles, de reflets. Une salle accueille aussi des «séances biographiques» où les spectateurs sont invités à se raconter. Ce projet nous paraît extrêmement impudique — alors que nous percevions plutôt une pudeur, une forme de retenue, dans la manière dont Dominique Gonzalez-Foerster se dévoile et se masque tout à la fois.
On perçoit des sortes de flèches temporelles dessinées sur des feuillets accrochés aux murs. Est-ce un schéma des destins des spectateurs? N’a-t-on pas alors affaire à une représentation simpliste de l’existence, qui consisterait à penser la vie comme une ligne droite parsemée de croix, marquant des événements dits cruciaux? Ne devrait-on pas plutôt avoir compris, par expérience, que la vie n’a rien de linéaire? Et qu’elle est un enchevêtrement, plutôt qu’une succession d’événements, de moments, d’instants juxtaposés les uns aux autres?

A côté de la reproduction de la chambre de Fassbinder, espèce de sombre tanière d’ours, on retrouve une étrange bibliothèque. Les livres n’y sont plus le contenu mais le contenant: ce sont eux qui structurent l’étagère. Par là, Dominique Gonzalez-Foerster veut certainement dire que le livre fonctionne comme un élément structurel de son exposition. Enfin, une dernière œuvre, tout aussi discrète, retient notre attention: le néon Exotourisme semble annoncer funestement le travestissement de l’art en un simple divertissement de masse. Message funeste ou vision de Cassandre, à la manière du film Ann Lee qui prédit à l’humanité entière qu’elle se fera tôt ou tard engloutir par les images et les écrans.

Å’uvres
— Dominique Gonzalez-Foerster, M.2062 (Fitzcarraldo). Apparition, 2014. Samdani Art Foundation, Dhaka, Bangladesh. Vue de l’exposition au Centre Pompidou.
— Dominique Gonzalez-Foerster, Bob (M.2062). Apparition, 2014. Performance à la Fondation Louis Vuitton en octobre 2014.
— Dominique Gonzalez-Foerster, RWF (Rainer Werner Fassbinder), 1973. Environnement, RWF. Vue de l’exposition au Centre Pompidou.
— Dominique Gonzalez-Foerster, Splendide Hotel (annexe), 2015. Environnement. Vue de l’exposition au Centre Pompidou.
— Dominique Gonzalez-Foerster, Constantin & Florence (jardin Brancusi), 2015.

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