ART | CRITIQUE

Tacita Dean, William Kentridge, Gabriel Orozco, Giuseppe Penone, Niele Toroni et Lawrence Weiner

PCamille Fallen
@21 Mar 2012

Tacita Dean, William Kentridge, Guiseppe Penone, Niele Toroni, Lawrence Weiner exposent ensemble à la galerie Marian Goodman. Des uns aux autres, traits, retraits et couleurs semblent polarisés par différents attracteurs étranges créant des lignes de force, des points de rupture et plus d’une constellation.

Confronté à une exposition collective, l’exercice «critique», passé un certain nombre d’artistes et en deçà d’un certain nombre de mots, devient inconfortable et frustrant, vouant au risque lancinant de la superficialité ou du cliché. Effectuer, au détour de quelques lignes, une percée dans l’œuvre de chaque artiste, donner une idée de la singularité des pièces exposées tout en restituant leur place dans l’univers de l’artiste et éventuellement dans l’histoire de l’art et celle de la critique, n’omettre ni les matériaux, ni les médiums, ni les modes opératoires utilisés et encore moins les différents sens sous lesquels l’artiste considère l’art, parvenir à saisir les aspects éventuellement nouveaux des œuvres présentées, tels seraient les enjeux. Pour leur rendre justice, il faudrait dès lors trouver formules, précipités ou aphorismes à travers lesquels faire étinceler l’essentiel pour un lectorat censé en connaître d’ores et déjà « un bout ».

Que l’exposition réunisse les différents artistes sous un intitulé commun change à peine la donne. Car dans tous les cas, il s’agit de conjoindre une série de perspectives signées et en partie disjonctives en tâchant de rendre la chose sensée, comme si on devait lui ôter le dard de l’arbitraire. Cette reconstitution devant s’effectuer dans l’agencement de la blank page, en résonnance avec celle du white cube.

Ainsi, que dire successivement et à la fois de Tacita Dean, William Kentridge, Gabriel Orosco, Laurence Weiner, Niele Toroni et Guiseppe Penone lorsque pointe le désir de s’arrêter longuement sur chacun d’entre eux? Par quels bouts les prendre sans les transformer en prises, selon quels aspects, pertinences ou impertinences les aborder sans que le texte ne devienne description quasi touristique (à gauche, les Tacita Dean et leur fameuse ligne blanche, à droite, etc.).

Face à ces difficultés, reste peut-être à lâcher prise, à laisser les souffles de l’exposition circuler, ses rythmes se dessiner, son alphabet singulier pluriel se marquer : entre visible, audible et tactile. Surtout lorsque l’expeausition, pour reprendre l’expression de Jean-Luc Nancy, s’y prête à ce point.

Cette vibration du trait et de la trace, cette ambiguïté à fleur de peau, cet ondoiement presque sonore et qui donne le « là », peut ici émaner de Propagazione-indice destro (1994), dessin à l’encre et au crayon sur papier marouflé de Guiseppe Penone, artiste de l’Arte Povera. Dès lors que le regard s’hypnotise à voir au travers de cette empreinte tracée à la racine d’ellipses concentriques comme au travers d’une pupille vivante (œil de soi chu au fond d’un puits de mémoire tactile), la pulsation se propage. «Immobile à grands pas», comme l’Achille de Paul Valéry, mariant et distinguant dans sa déflagration circulaire la signature des arbres, des doigts et des lacs, la propagation cosmique de Penone trouve aussitôt des échos dans The Friar’s Doodle (Les entrelacs du frère, 2010), le film muet de Tacita Dean, tourné en 16 mm.

Au sous-sol, l’œil de la caméra se meut ainsi indéfiniment au plus proche de la surface d’un dessin offert à Tacita Dean par un frère franciscain, lorsqu’elle était adolescente. Ce dessin, dit-elle, lui rappelle «ce moine bénédictin de l’abbaye de Silos, qui marchait en rond, encore et encore, dans le cloître au-dessus de nos têtes toute une vie définie par ce parcours accompli en marchant, comme on pourrait définir une vie par le tracé qu’on en dessine».
Ce tracé de vie dessinée, figuration ici, pour Tacita Dean, d’une sorte de sceau mystique, échappe à toute image et à toute formulation. En effet, filmé au plus près du trop proche, dans les méandres de ses fractales, le parcours de la caméra ne permet pas de reconstituer la forme exacte du dessin entier, même si, au bord de l’hallucination, un symbole héraldique, entre insecte et végétal, semble parfois sur le point d’affleurer.

Ces vies effeuillées et partagées entre vibration des traits et mouvement d’une caméra, il est possible d’en suivre encore la propagation dans les palpitations et les remuements de William Kentridge. À partir de dessins au fusain, la technique de l’artiste de Johannesburg consiste à effacer puis à ajouter des traits, de façon à produire, d’une prise à l’autre, les séquences d’un nouveau film animé: Other Faces, 2011 (dont certains dessins sont aussi exposés au sous-sol), un film stylistiquement fort, envoûtant et singulier sur la vie sud-africaine.

Pour apaiser, peut-être, le pouls de ces tracés, il est possible, d’une sève à l’autre, de remonter du trait rouge surgissant dans les dessins de William Kentridge au trait de gouache blanche avec lequel Tacita Dean souligne, à l’aide d’un fin pinceau, les contours et l’arrière-plan de cartes postales. Comme souvent, trois de ces photographies/dessins exposés au rez-de-chaussée (Rabbit Rock, Tonkin, White, 2012) représentent des arbres tourmentés : il est alors difficile de savoir si le trait souligne ou bien arrête, comme pour l’enclore, quelque chose de la fuite, du mouvement et de la propagation du temps.

À partir de son affirmation continue, depuis la fin des années 60, du degré zéro de la peinture, à partir de l’alignement depuis lors répété des empreintes d’un pinceau n°50 espacées de 30 cm, Niele Toroni, fondateur du groupe BMPT (Buren, Mosset, Parmentier, Toroni), aurait pu clore ou bien ouvrir un autre trajet de perceptions et de pensées. D’autant plus que ce qui se reproduit à l’identique dans l’espace-temps des finitudes, diffère, il a raison, à la croisée des contextes personnels, collectifs ou historiques.
Dans notre itinéraire, la ponctuation de son pinceau, entre art minimaliste et art conceptuel, nous conduit cependant aux énoncés et aux dessins des compositions sur papier (utilisant l’encre, l’aquarelle, le crayon et le collage) de Lawrence Weiner, figure majeure de l’art conceptuel, dont on connaît aussi le travail depuis longtemps. At the same time/Au même moment, titre du statement présenté sur la porte-fenêtre par Laurence Weiner rappelle également qu’il aurait été possible de se fier à d’autres correspondances et peut-être, faisant écho à la maxime aeternitas est tota simul, de les superposer polyphoniquement.
Pour finir, jouant du devant, du derrière, de l’apparent, du transparent et du caché, les «cuerpos plegados» (corps pliés) de Gabriel Orozco, Corplegados (2010), feuilles de grand format qu’il a d’abord pliées pour les emporter en voyage, continuent de nous inciter aux pérégrinations et à la conjugaison cette fois colorée de la gouache, de l’encre, du collage et de la mémoire.

À moins que chaque artiste ne nous ait somptueusement montré ce que l’on peut faire avec peu: le tracé de quelques traits, la marque obstinée de quelques points, la composition de quelques mots, le pressentiment de quelques plis.

Oeuvres
— William Kentridge, Dessin pour Other Faces, 2011. Fusain sur papier, 57 x 79 cm.
— William Kentridge, Dessin pour Other Faces, 2011. Fusain sur papier. 80.01 x 121.92 cm
— William Kentridge, Dessin pour Other Faces, 2011. Fusain sur papier. 24 x 33.5 cm
— William Kentridge, Other Faces, 2011. Diaporama

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