DANSE | CRITIQUE

Realia (Bucuresti-Beirut), dans le cadre des Soirées Singulières

PNoémie Coudray
@10 Juin 2015

Au travers d’un double, nommé Farid Fairuz, Mihai Mihalcea, figure majeure de la danse contemporaine roumaine évoque les dualités d’une réalité fictive. Entre autobiographie et jeu de rôle, cette performance presque improvisée, à la fois sincère et déstabilisante, exprime une profonde réflexion sur les conventions sociales. Ce glissement d’identités lui permet de transgresser sans cesse les frontières de la représentation.

En 1965, Nicolae CeauÈ™escu fait voter une nouvelle constitution donnant naissance à la République socialiste de Roumanie. La tonalité d’un documentaire télévisuel d’époque, soutenue par les sirènes d’alerte, le bruit des bombes et les chants orientaux, résonne dans l’espace. La pièce débute sur ce bref rappel historique où défilent textes et photos en noir et blanc. Le chorégraphe Mihai Mihalcea est né dans ce contexte politique instable. Comme un destin déjà tracé, son père commet une erreur sur son nom de famille dans l’acte de naissance. Le travail de Mihia ne cessera de jouer avec cette transposition identitaire.

Lunettes de soleil, justaucorps et short en cuir noir, perruque aux cheveux longs, barbe postiche et bottes dorées, Farid Fairuz apparaît en s’avançant fièrement. Cette entité qui habite l’artiste-interprète depuis 2009 a été créée alors qu’il dirigeait le Centre National de la Danse de Bucarest. Pour sortir de son rôle de directeur d’institution, ce stratagème est apparu comme une évidence. Il fait courir la rumeur dans les médias qu’un chorégraphe libanais, nommé Farid Fairuz, l’accuse d’être trop autoritaire et fou. Le mystère fonctionne jusqu’à la représentation de la pièce et au dévoilement de la supercherie. Cet avatar symbolise la schizophrénie du monde héritier de l’empire Ottoman. Sur sa carte de visite, les deux identités sont présentes. D’un côté il est «Mihai Mihalcea, Project Manager», et de l’autre «Farid Fairuz, Artiste à Beyrouth-Bucarest».

Devant un pupitre aux allures phalliques, orné de deux lampes rondes, une icône orthodoxe posée au sol, Farid narre ses premières expériences sexuelles, les souvenirs avec sa mère, son quotidien, les rites religieux, les fêtes familiales… De courtes séquences de films viennent appuyer son discours: bombardements aériens et destruction de Beyrouth, photos de famille, chansons folkloriques… Né à Beyrouth d’une mère libanaise et d’un père juif, disparu tragiquement pendant la guerre, il est recueilli par deux Bédouins, puis à l’âge de onze ans adopté par une riche famille jordanienne. Il étudie la musique des peuples arabes, la danse orientale, classique et contemporaine.

La lumière laisse place aux éclats dansants diffusés par une boule à facettes. Sous ces reflets éilés, Farid danse en tourbillonnant puis disparaît dans le fond de la salle. Micro à la main, il réapparaît en se présentant humblement sous son véritable nom, Mihai Mihalcea.
Devant le public, il pose méticuleusement les attributs de son double et relate ses peurs d’enfant: l’histoire angoissante d’un chat noir sous son lit fait monter la tension. D’une nécessité viscérale, s’excusant, gêné de ce moment un peu théâtral, Mihai exprime son besoin de se transformer en Farid: «Je n’ai pas le choix. Il faut que je devienne Farid! Vous savez je suis deux.»
Doucement, Mihai récupère sa panoplie et se métamorphose. Son substitut analyse son comportement et commente ses attitudes: «Il est capable de vous émouvoir. Il est touchant, vous savez! Vous devriez sortir de la salle, car il veut m’humilier». Ce rituel dévoile une forme de folie. L’honnêteté de l’artiste avec ses stupidités, ses bêtises, ses fragilités suscite l’empathie. Au travers de ce rôle, il réalise une critique très aiguë de lui-même.

À moitié allongé sur un bateau gonflable orné d’un palmier, Farid chante sur un rythme oriental la schizophrénie de Beyrouth. Farid ou Mihai les deux protagonistes se confondent et ne font qu’un. Le récit fictif autour du personnage de Farid est similaire au tourment de Mihai. Beyrouth est un prétexte pour exprimer les tensions propres à sa ville natale. La propagande y est importante et les dérives aussi. En temps de crise, rien n’est figé tout est mouvement. Il faut s’adapter sans cesse, improviser pour mieux défier la réalité. La chorégraphie se construit sur du sable mouvant. Il ne récite pas son texte «je ne suis pas comédien», mais improvise sans cesse.

Pour détendre l’atmosphère, Mihai propose à l’assistance un verre de liqueur à la cerise. Avec humour, il invite le public à le retrouver: «Qu’est-ce que vous voulez faire? Il faut casser la bulle de protection». Il détruit le rapport hiérarchique entre la scène et le spectateur. Il remue ainsi les certitudes, dérange les habitudes, il rompt les barrières, brise les schémas établis. Son processus créatif laisse place aux accidents. Ce soir, dans la salle, personne n’a osé bouger de son siège.
Jouant avec des boîtes à musique, il expose l’absurdité d’une présence figée. Qui est sur le plateau? Que dévoile-t-il? Quelle est la réalité ?

Revêtu de la coiffe scintillante d’un fakir et d’un peignoir, Farid tournoie comme s’il tentait de se connecter avec l’invisible. En effet, lors d’un spectacle, un incident change son existence. Il découvre qu’il est capable de pressentir l’avenir. Farid abandonne la chorégraphie et devient médium et expert voyant des perceptions extrasensorielles. Si Mihai a d’ailleurs pu obtenir son poste de directeur du Centre National de la danse à Bucarest, c’est grâce à Farid. Une amulette reçue dans le désert par un vieux Bédouin le protège des processions maléfiques. Ce récit imaginaire lui permet de remettre en question les croyances établies. Il élargit la réalité et incarne ses fantasmes. Les positions officielles, les habitudes annihilent le champ des possibles. Le personnage de Farid est un avatar qui légitime sa profession de chorégraphe.

Il dépose au sol une rangée de petits canards en plastique, de taille décroissante, comme des poupées russes. Le chorégraphe se plonge dans les souvenirs de sa formation académique. La projection d’un film masochiste entre deux danseuses ravive les conflits qui structurent son travail.
Mihai interroge les empreintes d’une éducation formatée ainsi que son héritage social et familial. Comment créer sans retranscrire ce qui nous a été donné, mais en inventant perpétuellement? Les décors de ses créations sont parsemés d’objets trouvés, favorisant les coïncidences.

De quelle façon les déterminismes dominent la société? Comment le pouvoir conditionne les préjugés? Comment éviter de contrôler ou d’être manipulé? Dans ce dédoublement fictionnel, Mihai tente d’accéder à davantage de liberté. L’action instantanée est bien plus fort que les discours des politiques. Ce jeu d’emprunts démystifie profondément les statuts, les codes sociaux, la face de l’art.

Realia (București-Beirut) de Farid Fairuz
Direction artistique, interprétation: Farid Fairuz
Textes, costumes, scénographie: Farid Fairuz
Musique: Dhafer Youssef, Brent Lewis, Karpov not Kasparov, Vlaicu Golcea, Piotr Ilitch Tchaïkovski, Margareta Pâslaru

Joué au Centre de Création Le Colombier à Bagnolet du 26 au 28 mai 2015
Solo, 2014, 60 minutes

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