ART | CRITIQUE

La décadence

PCamille Fallen
@22 Fév 2012

Au moment de nous endormir, il nous semble parfois que nous chutons. Faire état de la décadence, est-ce donc endormissement, mauvais rêve, hallucination, prémonition, actualité ou bien encore sursaut? Plus qu’une idée, la décadence est, selon Douglas Gordon, une question. Les cinq artistes nous emportent chacun dans la singularité de leur chute..

À l’orée de «La décadence», c’est Joanna (Chapter One), le néon de Cerith Wyn Evans qui nous accueille dedans-dehors, à moitié chu d’avance de l’exposition, hors de cause ou bien presque ailleurs, même si, comme certaines figures du passage, il annonce la suite.

Douglas Gordon d’abord, avec deux films décontextualisés, mais aussi son nouveau travail conçu pour l’exposition. Le premier film, Trigger Finger (1996) provient d’une institution psychiatrique: une main de psychotique mime en boucle l’instant d’appuyer sur la gâchette.
Le second film, Bootleg (Bigmouth), 1995, met en scène un chanteur de pop et son public. Du fait du ralentissement et du changement d’échelle, l’image colorée est rendue poétique, anomale et quelquefois difficile à interpréter, tel un aquarium intriguant dans lequel une myriade de mains grouillantes cherche parfois à toucher sa star.
Avec ces deux films, il s’agit entre autres de rendre compte d’une expérience temporelle différente, si ce n’est d’une temporalité différente, dont s’approchent parfois les psychotiques.

Toutefois, en rôdant dans les parages de la décadence, Douglas Gordon a aussi songé au décalage, à la destruction, à l’amour et à la peine. Trop aimer et de trop près, nous a-t-il dit, c’est finir, sous l’effet d’une addiction mortelle, par être détruit ou par détruire l’aimé(e).
Pour preuve, Self Portrait of You + Me and Me + You + You + Me + Me + You (03), la photographie de James Dean déclinée en quatre temps dans un cadre au format à chaque fois identique, dont le titre éloquent évoque les multiplicités conjuguées du moi et du toi diffractées, réfractées et perdues jusqu’à la folie.

D’abord, partiellement brûlée, la première photographie présente le visage mutilé de James Dean dont les parties intactes s’achèvent en traces flamboyantes et en volutes de papier carbonisé. Le deuxième temps reprend la même photographie mais cette fois l’ouverture des brûlures laisse apparaître un miroir qui, capable de mêler notre image à celle de la star, peut tout aussi bien nous refléter.
Le troisième temps est celui de la vérité: le miroir seul. Le quatrième temps réutilise une dernière fois la photographie brûlée, cette fois sur fond de ciel bleu légèrement nuageux.
Selon Douglas Gordon: le fantasme de la vérité. Pour parodier Fahrenheit 451, il faudrait alors dire ici: au plus près de la psychose et du vaudou, Douglas Gordon, température à laquelle le sujet se désapproprie, se pluralise, brûle, s’échange, se mélange ou se consume (éventuellement, par bribes).

Ce jeu avec la star et le miroir, on le retrouve également avec Francesco Vezzoli, Self-portrait as Helios vs Selene by Jean Léon Gérôme (2012), confrontant dans une scénographie jouant avec le code muséal, le buste en marbre de Sélène par Gérôme et le sien, fait selon les mêmes proportions dans un marbre d’Italie.
On connaît Francesco Vezzoli, son travail avec les stars héritant d’Andy Warhol mais aussi, notamment, son débat avec Guy Debord. Comment sortir de la société du spectacle par la société du spectacle? Comment s’en sortir ou bien la critiquer s’il n’est possible que de la miroiter?
Le buste de Francesco Vezzoli domine ici légèrement celui de Sélène. À côté de l’authentique et de son aura, la réplique duelle et non la copie, tendre mais ironique, oscille entre reflet admiratif, surenchère et supercherie. Dans ce décorum muséal, l’Hélios de Vezzoli joue à déstabiliser son statut artistique et historique, quand à la volée les idoles (qui enferment le regard) ont remplacé les icônes (qui le libèrent).

À cet égard, l’installation qui en met plein les yeux est celle de Loris Gréaud, A World of Absolute Relativity (2012), blanche, transparente, éblouissante et sans aucune ombre portée (comme dans les sitcoms), au point qu’il aura certainement été impossible d’en obtenir une photographie fidèle.
Surexposition de la rétine du fait des rangées de néons qui s’alignent sur les murs mais également surexposition de l’ouïe puisqu’un son aigu, à la limite, lui aussi, de la pénibilité (mille hertz) accompagne l’œuvre.
Pour celle-ci, Loris Gréaud dit avoir été une nouvelle fois inspiré par une phrase de l’auteur de science fiction J.-G. Ballard: «Dans un monde de relativité absolue, il n’y a plus moyen de savoir où est la vérité » (The Guardian, 1983). Figure, sans doute, d’un monde postmoderne décadent, en train de sombrer dans ce que Platon appelle «l’océan (ou le lieu) infini de la dissemblance». Par ailleurs, plutôt que de suivre cette fois un «process» de l’ordre de l’art conceptuel, où le médium est au service de l’idée, Loris Gréaud dit être parti d’une série d’obsessions et d’une image obsessionnelle: la salle de classe.

Dans cette salle, chacune des chaises en plexiglas transparent diffère de ses voisines par une déformation qui lui est propre (à l’exception de l’une d’entre elles, droite, modèle du bon élève — ici, Joseph Kosuth par exemple —, mais peut-être aussi forme archétypale de l’Idée qui attend l’élève à la sortie de la caverne platonicienne lorsque, justement, trop d’évidence éblouit).
Chacune de ces chaises est par ailleurs enfermée dans un cube de plexiglas lui-même transparent, réverbérant de clairs jeux de reflets labyrinthiques. Comme la vue et l’ouïe, le corps se trouve à l’étroit et embarrassé au moment de se déplacer dans l’installation. Quant au tableau de la salle de classe, réalisant presque l’impossible, il présente trois moulages de viscères d’animaux, donnant ainsi forme stable à l’instable tout en bordant la nausée.

Dans cette salle de classe au temps arrêté, tous les sens presque anesthésiés, saturés d’être exacerbés, pressentent la coupe clinique d’un scalpel insensible. Cet univers évoque celui de Norway of Life (film du norvégien Jens Lien), le lieu glacial où plus rien n’a de goût (tels les bonbons Célador de Loris Gréaud), où l’on n’arrive plus même à vivre, mourir ou vomir mais qu’une dangereuse pointe transperce toutefois encore les sens. Juste avant que les dés ne soient encore une fois remués et jetés. Le flash, peut-être, d’un trip sous opiacé, dit Loris Gréaud. Au bord de l’overdose.

Enfin, à travers plusieurs pièces, Gardar Eide Einarsson s’interroge sur l’acte de peindre, dans sa dimension la plus prosaïque (recouvrir un support), jusqu’à ses dimensions les plus politiques (la peinture héroïque, représentée ici par un drapeau qui à la façon d’un tableau n’a qu’une seule face, sur laquelle est inscrite la maxime Fiat Justita, Ruat Coelum: la justice doit être faite, même si le ciel en tombe). Or, le ciel n’est pas tombé, mais le «i» du latin justitia. Décadence?

Å’uvres
— Francesco Vezzoli, Self-portrait as Helios vs Selene by Jean-Léon Gérôme, 2012. Sculptures, marbre.
— Douglas Gordon, Self Portrait of You + Me and Me + You + You + Me + Me + You (03), 2011. Photo, impressions brûlées, miroir.
— Douglas Gordon, Bootleg (Bigmouth),1995. Video.
— Loris Gréaud, A world of absolute relativity, 2012. Plexiglas, aluminium, résine, néon, son.
— Gardar Eide Einarsson, Vue de l’installation, 2012. Acrylique, gesso, graphite sur toile, fer.
— Cerith Wyn Evans, Joanna (Chapter One), 2010. Néon. 611,6 x 168 cm

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