PHOTO | CRITIQUE

Henri Cartier-Bresson

PFrançois Salmeron
@06 Mar 2014

Marquant les dix ans de la disparition de «l’œil du siècle», cette rétrospective vise à montrer qu’il n’a pas existé un seul, mais plusieurs Cartier-Bresson. Mieux, le catalogue de l’exposition réfute toute approche univoque ou manichéiste de sa carrière, qui se diviserait alors en deux moments, l’un surréaliste, l’autre dédié au photoreportage.

Marquant les dix ans de la disparition de «l’œil du siècle», cette rétrospective vise à montrer qu’il n’a pas existé un seul, mais bien plusieurs Cartier-Bresson. Mieux, le catalogue de l’exposition, intitulé Ici et Maintenant, réfute non seulement toute approche univoque de l’œuvre d’Henri Cartier-Bresson, mais aussi toute lecture manichéiste de sa carrière, qui se diviserait alors en deux grands moments, l’un surréaliste datant des alentours des années 1930, l’autre dédié au photoreportage avec notamment la fondation de l’agence Magnum en 1947.

En effet, plusieurs éléments pourraient nous inciter à voir dans les travaux d’Henri Cartier-Bresson une œuvre somme toute univoque. D’une part, l’immense retentissement de sa théorie et de sa méthode photographiques, désignées sous le terme d’«instant décisif», nous mène à percevoir toute sa production par le prisme de ce fameux concept. Géométrisation et nombre d’or s’appliqueraient alors à toute composition photographique, et Henri Cartier-Bresson adopterait toujours la même posture, caractérisée par la dextérité et l’intelligence de situation, pour justement saisir le moment fatidique qui prêterait tout son sens et son sel à un événement donné.

Mais au-delà de ces principes de méthode et de composition, les conditions de production de l’œuvre d’Henri Cartier-Bresson nous conforteraient dans la vision univoque que l’on pourrait porter sur sa carrière. On nous rappelle alors que dans les années 1970, une fois sa carrière de photoreporter mise entre parenthèses, Henri Cartier-Bresson constitue une «Master Collection», sorte de «best of» embrassant toute sa carrière dans un ensemble de 400 tirages qu’il choisit lui-même et envoie aux musées du monde entier. Or, dans cette «Master Collection», et dans toute exposition qui lui est consacrée de son vivant et qu’il supervise d’ailleurs, Henri Cartier-Bresson tire pour l’occasion ces 400 images sur un même type de papier, en un ou deux formats seulement. Ainsi, cette stratégie de diffusion produirait un effet d’uniformisation flagrant sur l’ensemble des photographies connues du public.

Par là, l’exposition du Centre Pompidou veut mettre en avant autant que se peut les tirages d’époque, ou du moins les plus anciens, pour chaque photographie présentée. On note alors bien entendu une différence entre les vieux tirages des années 1930, parfois tachetés, jaunis ou décolorés (et fort séduisants), et les tirages plus récents. On remarque également que la taille des tirages change au fil du temps, et s’agrandit notamment pour les commandes que la presse passe à Henri Cartier-Bresson. Encore, la tonalité des épreuves change, et le filet noir caractéristique de ses tirages n’apparaît pas aux premiers temps.

Aussi, cette rétrospective tend à démontrer qu’il existe plusieurs Cartier-Bresson. En ce sens, elle crée un parcours chronologique et thématique qui souligne les diverses inspirations du photographe (peinture, Nouvelle Vision, Dadaïsme, Surréalisme), les différents médiums sur lesquels il a travaillé (dessin, film, photo), les régions parcourues (France, Afrique, Espagne, Italie, Angleterre, Cuba, Russie, Chine, Inde, Israël, etc.) et les époques qu’il aura traversées (l’entre deux-guerres, la Guerre d’Espagne et l’Europe fasciste, Mai 68, l’avènement de la société de consommation). Et à côté du Cartier-Bresson surréaliste (1926-1935) ou photoreporter (1947-1970), elle veut rappeler un troisième Cartier-Bresson, foncièrement politique, humaniste et militant communiste (1936-1946).

Tout démarre donc avec les premiers pas du jeune Henri Cartier-Bresson dans les sphères du dessin, de la peinture, notamment en tant qu’élève d’André Lhote, puis de la photographie avec des pages d’albums constitués dans les années 1920. Là où le propos devient plus intéressant, c’est lorsque les premières influences dadaïstes ou surréalistes se font sentir: il réalise des collages (Pour l’amour et contre le travail industriel) et, à partir de 1929, Cartier-Bresson commence à photographier des mannequins (véritables icônes du Surréalisme) parfois disloqués, nus ou habillés, et des masques, que ce soit dans les vitrines des magasins rouennais ou parisiens, marchant en cela sur les traces des pérégrinations d’Eugène Atget. De son premier voyage en Afrique en 1930, il revient avec quelques clichés dont l’un attire notre attention (Côte d’Ivoire, Afrique, 1930). Un enfant nu se tient droit devant l’objectif, un bandage à la cheville, tandis qu’un autre tire la langue, genoux fléchis, silhouette floue, et que l’ombre d’un troisième se déploie à la droite du cadre.

Surtout, la photographie de Cartier-Bresson semble prendre son envol sous l’impulsion de la Nouvelle Vision. Il réalise des vues globales et vertigineuses en plongée sur l’architecture des villes qu’il visite. Son attrait pour la géométrie s’affirme également. Il compose ses photos avec des fils suspendus ou des ombres portées qui dessinent des diagonales (Mexique, 1934). Son attention se focalise sur des rues pittoresques ou des quartiers dont l’architecture alambiquée lui offre tout un panel de formes et d’angles à exploiter. Un mur fracassé sert de cadre dans le cadre, dans lequel on voit une meute d’enfants s’amuser (Séville, 1933), une grande façade blanche trouée de petites fenêtres carrées ou rectangulaires dessine un arrière-plan géométrique parfait (Barcelone, 1933). Les angles des rues ou les ombres des toits projetées esquissent des équerres. Les cercles sont également omniprésents: des plaques d’égout, un panneau de signalisation, un binocle porté par un passant au bout du nez, des tables dépliées sur la terrasse d’un café italien.

Vient alors la période surréaliste qui accentue encore les penchants géométrisants de Cartier-Bresson, tout en déclinant un par un les thèmes chers à la bande à Breton. Le très fameux tirage Derrière la Gare Saint Lazare (1932) concentre alors toute l’esthétique du moment. La géométrie, avec les verticales des grilles de l’arrière-plan, les horizontales de l’échelle, les diagonales des toitures, les cercles avec les roues de la brouette ou les demis arcs posés dans la flaque d’eau au premier plan. L’instant décisif, avec la promptitude du photographe qui capte subrepticement un passant qui saute au-dessus de cette flaque (en réalité, il lui aurait demandé de refaire son geste plusieurs fois pour pouvoir vraiment bien l’appréhender). Le surréalisme enfin, où la flaque se fait plus importante que le réel qu’elle reflète, le jeu de miroir devient plus fascinant que la réalité.
Toutes les autres thématiques surréalistes sont fidèlement déclinées par Cartier-Bresson: la sexualité, la chair (Abattoirs de la Villette, Paris, 1932), les désirs et les pulsions souterraines; l’errance et la déambulation provoquant des «hasards objectifs» (Livourne, Toscane, 1933); le rêve (Barrio Chino, Barcelone, 1933) et l’inconscient; la déformation des corps et des apparences (Leonor Fini avec un bas sur le visage, 1931), l’étrange, la bizarrerie.

Chantre de l’esthétique surréaliste, Henri Cartier-Bresson suivra également André Breton et Louis Aragon dans leurs engagements politiques. Les clichés qu’il réalise des sans-abris vivant sur les trottoirs des villes rendent compte de son attention pour les plus démunis. Il met sa photographie au service du journal communiste Ce Soir dirigé par Aragon pour illustrer les appels à la grève, à la lutte, aux manifestations. D’une manière plus légère, il suit aussi les premiers congés payés des Français en 1936, qui profitent du temps libre, se divertissent, pique-niquent ou se prélassent sur les berges de la Seine.
Au moment où la montée des fascismes menace l’Europe, Henri Cartier-Bresson s’engage en faveur des Brigades Internationales qui tentent de freiner l’ascension de Franco en Espagne. Il réalise le film La victoire de la vie (1937), propagande antifasciste relatant la vie dans les hôpitaux suite aux bombardements de Madrid. Fait prisonnier lors de la Deuxième Guerre Mondiale, il parvient à s’échapper et signe la série Le Retour (1944-1945), où il photographie les camps de transit, les indicateurs que l’on rosse pour se venger de la délation, les appartements laissés vides qu’avait occupés la Gestapo.

Mais s’il s’est bien essayé au film, La victoire de la vie n’a guère connu de succès éclatant, et il stoppe son travail d’assistant auprès de Jean Renoir, malgré sa collaboration au chef-d’œuvre La Règle du Jeu (1939). Henri Cartier-Bresson s’affirme finalement comme un maître de la photographie à travers les nombreux photoreportages qu’il réalisera désormais pour la presse, relatant les conflits et moments charnières de l’Histoire. Son aura grandit en parallèle de celle de l’agence Magnum, qu’il fonde notamment avec Robert Capa en 1947.
Le regard qu’il portait sur le couronnement de George VI à Londres en 1937 était déjà éloquent. Plutôt que de représenter le monarque, il se focalise sur la foule qui s’empresse pour saluer son nouveau roi. On lit l’admiration, l’excitation et l’impatiente sur les visages. Surtout, chacun tient en l’air un bâton au bout duquel est fixé un petit miroir, stratagème destiné à pouvoir suivre le roi au-dessus de la foule dans laquelle on se noie et qui obstrue notre champ de vision. Chacun regarde donc en l’air pour apercevoir le roi, bouche bée. On lève ainsi les yeux au ciel pour voir apparaître le monarque, confirmant en ceci son statut transcendant, divin, supérieur au peuple.

Après-guerre, Henri Cartier-Bresson devient donc «l’œil du siècle», celui qui rend compte des bouleversements du monde, témoin privilégié des convulsions de la modernité, sillonnant la planète. Il est le dernier à avoir eu une entrevue avec Gandhi, quelques heures avant que celui-ci ne soit assassiné en 1947. On le dépêche en Chine pour rendre compte de l’arrivée au pouvoir des communistes maoïstes qui renversent les nationalistes de Tchang Kaï-Check (1948). Il photographie encore la Russie après la mort de Staline (1954), Cuba suite à la crise des missiles (1963), ou la France lors de Mai 68.
A chaque tournant de l’Histoire, son regard est là, en quête de l’essence même des situations qu’il fixe. Il dit arriver comme un «intrus», qui tente de se «faire oublier», afin de capturer le «fait vrai». Comme si sa photographie devait passer par le prisme de la géométrie pour réorganiser le chaos du monde. Découper et arrêter un événement, l’extraire du flux désordonné du devenir, pour lui conférer un sens sûr, définitif. Sa photographie se comprend par là comme un idéalisme ou un essentialisme: trouver une substance fixe et significative derrière le monde sensible et mouvant, afin de lui donner sens et consistance. Voir le monde par le biais d’un filtre, l’appareil photographique, et à travers le voile de l’instant décisif, pour lui prêter une intelligibilité.

Pourtant, Henri Cartier-Bresson prend peu à peu ses distances avec les feux de l’actualité à partir des années 1970, et quitte Magnum. Avec talent, et ce fin regard d’esthète, il s’intéresse encore aux danses des corps dont les chorégraphies peuplent les paysages et les villes avec poésie. Il se fait également l’observateur de la modernité et de la mécanisation du travail, des attitudes compulsives et pleines de convoitise de la société de consommation. Enfin, le parcours s’achève sur l’image d’un vieil homme retiré du monde, focalisé sur ses croquis et dessins, après avoir abandonné définitivement la photographie.

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