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Arno Gisinger : l’ordinaire de l’oubli

Le regard d’historien d’Arno Gisinger transparaît dans ses photographies. Ses clichés rappellent un passé pas si lointain (Oradour-sur-Glane) ou évoquent la trace laissée par les événements ou les choses (camp de détention, inventaire de biens juifs spoliés).

— Éditeur(s) : Paris, 779 / Paris, Société française de photographie
— Année : 2001
— Format : 17 x 22 cm
— Illustrations : nombreuses, en couleurs
— Page(s) : 63
— Langue(s) : français, anglais, allemand
— ISBN : 2-914573-01-4
— Prix : 17,50 €

Extrait

Les récits obstinés de l’absence
par Robert Dulau, conservateur du patrimoine

C’est du paysage, des témoins et de l’objet dont s’empare l’artiste et historien Arno Gisinger pour en faire ses matériaux d’analyse et de référence privilégiés ; ces propos ordinaires sont là pour permettre une investigation qui, à travers la gravité ou l’apparente insignifiance d’un événement, sonde et déploie ses dispositifs vers la quête et la traque obstinée de la trace. La trace disparue-disparaissante des êtres et des choses. Face souvent à l’incapacité à dire «l’événement » après qu’a été envisagée la diversité des interprétations de l’histoire et quand tout semble déjà avoir été signifié, épuisé, après les silences, les clameurs, subsisterait donc encore l’ombre d’une sollicitation, comme l’opportunité d’une mesure à prendre.
Qu’il s’agisse de ces regards captés vers un autre regard qui glissent sur un panorama évoquant une ancienne bataille ; de ce « faux terrain » d’où l’artiste déstructurant l’espace organisé et fabriqué du panorama vient à en détruire l’illusion ; qu’il s’agisse de rappeler l’« aryanisation » et de présenter le lancinant inventaire de meubles spoliés aux juifs viennois ; de plonger dans des galeries oubliées de Messerschmitthalle à Schwaz, de se convaincre d’errer à Oradour-sur-Glane, dans ses ruines tragiques incomparablement ambiguës ; ou de ces Mémoires lapidaires niçoises, plaques commémoratives des crimes de la dernière guerre ;quelle présence encore vive donc alerte, tient en suspens ? Et quelle serait la nature de cette perception, cette puissance d’apparition qui traverse les images ?
L’obsession de la trace pour laquelle s’est engagé Arno Gisinger s’inscrit d’abord dans un travail d’historien, dans une recherche patiente et complexe des faits, dans la confrontation et la consignation des témoignages. Car pour que s’instaurent un nouveau silence, une autre parole, il faut épuiser tous les silences et toutes les paroles advenues. Démarche inévitable propice à prendre le champ nécessaire. Urgence de se débarrasser des derniers discours interprétatifs, des fracas des commémorations abusives pour que s’opèrent le dénuement calculé de l’être et de l’objet, la distanciation narrative, l’éloignement salutaire. Cette posture l’entraîne dans ses images à recourir à un discours de discrétion que vient toujours prolonger un apparent retrait. C’est délivré de toutes les tentations, de toutes les citations gonflées de pathos que le regard s’exerce, que l’artiste peut s’attacher à secouer l’événement, à déplier les plis d’une histoire pour qu’apparaisse, en toute netteté, presque en transparence le matériau d’un nouveau document susceptible d’induire une nouvelle lecture au présent.
Quelles dispositions, quel choix y avait-il, à Innsbruck, à Vienne, à Schwaz, à Oradour, à Nice pour dire à nouveau la minute du temps oublié, du temps barbare, avant qu’elle ne verse dans l’ordinaire de l’oubli oublieux de son histoire ?
C’est peut-être parce qu’il s’est confronté au surgissement de l’impossible témoignage par l’image photographique, qu’Arno Gisinger s’interroge sur les acteurs passifs d’une histoire figurée. Les observateurs du panorama d’Innsbruck ne sont pas des portraits, mais les passagers imprévus d’un événement dont l’histoire et le sens échappent. Il y a bien en fond le panorama désuet et circulaire d’une ancienne bataille, mais ce décor demeure invisible, il n’y a que le témoin et l’opérateur, lui aussi dissimulé, et dans cette confrontation se joue tout l’aléatoire de la perception réciproque de l’autre. Que regarde-t-il ? Que retiendra-t-il de ce qu’il contemple ? Qu’a-t-il déjà pu oublier ?
En s’attachant à l’histoire lointaine de la bataille régionale que relate le panorama d’Innsbruck, en s’inscrivant dans cet espace intermédiaire et normalement inaccessible : le « faux terrain » Arno Gisinger ne rassemble que les éléments épars de l’événement. Étendards, fusils, souliers, décontextualisés de leur propre histoire ne sont plus que des fragments dispersés et insignifiants d’une bataille oubliée. Et toutefois, leur apparition fait bien davantage que de désintégrer un processus d’illusion. Elle fait comparaître dans le champ du réel les signes manifestes de ce qui subsiste quand la mémoire s’est vidée de ses propres fables.
Pour Vienne, une simple proposition de mur d’images où se posent et se déposent les signes répétés de l’absence et de la présence des objets. Mur à double face, aux 648 images où défilent en leitmotiv la désignation de l’objet spolié, son numéro d’inventaire, son itinérance, ses divers transits aussi. Chaise ou canapé, table et tapis, il s’agit de traces survivantes et tangibles, parfois d’objets fantômes. Mais les objets fantômes sont aussi convoqués. Ils recouvrent à travers la figuration muette le cadre vide et géométrique qui leur est réservé et ce sont ces absences réitérées qui traversent et emplissent toute l’installation. Doués de leur incomparable insignifiance, les objets acquièrent soudain une étrange résonance ni forcée, ni grinçante. Ils sont projetés quelque part dans les marges déjà disparaissantes de ce qui reste à dire de l’événement. L’image de l’objet nu, muni de ses seules références et identités administratives forcément laconiques, révèle par cette puissance d’apparition tellement davantage qu’une explication, un bavardage de cartels. La nudité de l’objet et de son absence désigne et engouffre toute l’usure et la dilatation d’un temps jamais recouvré, et cependant il s’agit bien là d’une tentative destinée à intercepter le temps et à le déposer dans le flux du présent.
Messerschmitthalle a depuis longtemps basculé. Plus aucune trace audible ni appels à souvenance dans ce lieu de l’enfouissement. Enfouissement, aspiration des mémoires et de l’histoire. Arno Gisinger joue l’ultime tentative de l’apparition – disparition. Au-delà des tunnels. de la machinerie guerrière désarticulée, hallucinatoire, au-delà de l’écho de peines irrémédiablement disloquées et perdues, ne sont convoquées que les preuves encombrantes du silence, la preuve d’une indéchiffrable absence.
À Oradour-sur-Glane, la trace a déjà été tellement retournée, secouée par les strates successives de la commémoration et de la conservation abusive, que la présentation de l’événement se réduirait presque à l’histoire d’un village saccagé et abandonné. Le champ d’investigation risquerait de sombrer dans l’inévitable interprétation narrative. Dans ce dilemme, il n’y avait peut-être plus d’autre alternative que de rappeler simplement le nom des rues, la vision des maisons éventrées. Il fallait rendre compte de la fascination décalée qu’exerce parmi les vides du lieu l’incongruité du maillage des fils télégraphiques. Mais au-delà de la mise en scène de ce chaos organisé et lissé, les images d’Arno Gisinger se livrent alors comme l’exploration et la vérification de l’absence extrême de vie. La discrétion de l’opérateur ne peut que dévoiler paradoxalement le frémissement d’une ancienne présence, l’obsession d’un bruit déjà entendu. À moins qu’il n’y ait simplement plus que le vide, l’atonie, les traces éparses d’un paysage qui se résout enfin à l’ensevelissement et au silence.
Dans la captation de ces lieux banals traversés de passants, les rues, la gare de Nice. l’incrustation en surimpression d’un texte relatant l’événement désigne la remémoration. C’est-à-dire le rappel volontaire qu’exprime l’exercice salutaire du souvenir. Seulement les phrases inscrites se heurtent déjà à la précarité, à cette inexorable faculté d’oubli. Que se joue-t-il vraiment sur les faces ténues de l’absence et de la présence, dans ce désir d’amener la présence dans l’absence ? Sinon que l’empreinte des mots s’entame, que les caractères pâlissent, à l’instar de l’épitaphe ancienne dont l’intention devenue illisible a disparu, et que les signes se perdent. Le témoignage ne fait ici que rappeler le pari insensé à vouloir conserver même une part infime de l’advenu et la nécessité de le déposer… furtivement.
Les souvenances se conduisent étrangement. Certaines surgissent inopinément en faisant un bruit assourdissant, d’autres sont reléguées juste en lisière des mémoires, il en existe aussi dont nul n’a le premier mot ni la première image. C’est alors dans ces bris de mémoires, dont il ne sera jamais question de restituer l’intensité et l’exacte vérité, que le regard se pose et se détache, que le regard recompose en défaisant, que le regard scrute les absences déjà disparues mais dont la pulsation, le pouls invisible, continue encore à émettre des signes de présence.

L’artiste

Arno Gisinger, né en 1964, vit à Innsbruck en Autriche et en France. Historien et photographe de formation il travaille sur les relations entre mémoire, histoire et représentations photographiques. Ses différentes séries montrent que la connaissance du passé fait appel au présent d’une culture visuelle.

(Publié avec l’aimable autorisation des Éditions 779)