PHOTO | CRITIQUE

Yto Barrada

PMuriel Denet
@12 Jan 2008

La photographe franco-marocaine Yto Barrada, arpente Tanger, ses rues, ses terrains vagues et sa diversité sociale, pour recueillir les tensions sourdes de cette ville en suspens entre (petits) arrangements avec le réel et fuite.

De longues tablées de femmes, dans un ordonnancement quasi carcéral, décortiquent des crevettes dans une usine aseptisée, des hommes tentent le passage vers l’enclave espagnole de Sebta, à travers un no man’s land sans autre ouverture visible que l’azur. Ailleurs des silhouettes enfantines se découpent en ombres chinoises sur le rêve lumineux d’un ferry, des cimes enneigées de papier peint semblent se refléter dans les flaques d’un chantier abandonné.

Porte du sud pour Européens en mal d’exotisme, et tête de pont vers le nord pour candidats africains à l’exil, la ville de Tanger est le théâtre d’un chassé-croisé contrarié.
C’est aussi le berceau familial de l’artiste franco-marocaine Yto Barrada, qui en arpente les rues, les terrains vagues et la diversité sociale, pour recueillir, dans le carré de son moyen format, les détails qui trahissent les tensions sourdes de cette ville en suspens entre (petits) arrangements avec le réel et fuite.
La transparence et la sérialité des images relèvent d’un style documentaire. Mais au-delà du constat, le cadre à géométrie variable de l’artiste produit de nouvelles visibilités.
Frontal, il décolle les indices à même les surfaces: empreintes de ballons frappés au mur, graffiti, ou traces spectrales que laissent, sur le papier peint défraîchi, les portraits de famille décrochés un jour de grand ménage. Oblique, il désigne les façades aveugles des immeubles récemment bâtis, laissées à nu, couleur rouge brique, dans l’attente hypothétique que d’autres bâtiments s’y adossent. Murs omniprésents, sur lesquels se heurtent les rêves d’évasion, attisés par l’interdit, ils deviennent les falaises de quelque scène pastorale saugrenue, ou le plat décor de l’attente et de l’ennui.
Le cadre plaque et isole, comme achèvement d’un retrait du monde. Il enclot les dormeurs, couchés dans les jardins publics, couverts de quelques vêtements et chiffons pour se nicher dans l’intimité obscure d’un espace dont leur corps inerte est la mesure.

Le cadre pointe la précarité d’une économie de contrebande. Le cadre sépare et raccorde. Serré, il va jusqu’à confondre la surface photographique avec la carrosserie rutilante des cars en partance pour l’Europe. Détail miroitant et aveugle, qui masque le clandestin dans ses caches périlleuses, que seule la parole peut révéler. Les points de fuites restent désespérément hors-cadre. La ville, comme la vie, «est pleine de trous», que l’artiste raccommode avec délicatesse, pour une suture impossible dans un monde sans horizon.

English translation : Margot Ross
Traducciòn española : Maite Diaz Gonzalez

Yto Barrada
— Le Magicien, Tanger, 2003. Vidéo. 18 min.
— La Contrebandière, étapes 1 à 9, Tanger, 2006. Photos couleur.
— Carpobrotus acinaciformis, Tanger, 2002 . Photos couleur.
— Fille rouge jouant aux osselets, Tanger, 2006. Photos couleur.
— Série «Autocar», fig. 1 à 4, Tanger, 2004. Photos couleur.
— Série «Mur rouge», fig. 1 à 6, Tanger, 2006. Photos couleur.
— Série «Détail. Bornes», fig. 1 à 13, Tanger, 2006. Photos couleur.
— Série «Jardins Publics. Dormeurs», fig. 1 à 8, Tanger, 2006. 2 Photos couleur & 6 noir et blanc.
— Fille aux tabourets, Casablanca, 2000. Photo couleur.
— Colline du Cherf, lieu dit du tombeau du géant Antic, tué par Hercule, Tanger, 2005. Photo couleur.
— Mur rose – Portraits de famille décrochés pour grand ménage, Tanger, 2006. Photo couleur.
— Tectonique des plaques – Objet pédagogique, Tanger, 2004. Photo couleur.
— Pastorale, Tanger, 2003. Photo couleur.
— Container. Plafond rouillé d’un container de marchandises, Tanger, 2003. Photo couleur.
— Frontière de Sebta – Passage clandestin vers l’enclave espagnole de Sebta, 1999. Photo couleur.
— Tunnel – Ancien chantier d’étude de la liaison fixe Maroc-Espagne, Tanger, 2002. Photo couleur.
— Trou dans le grillage, Tanger, 2003. Photo couleur.
— Usine 1 – Conditionnement de crevettes dans la zone franche, Tanger, 1998. Photo couleur.
— Usine 2 – Pause déjeuner, Tanger, 1998. Photo couleur.
— Papier peint, Tanger, 2001. Photo couleur.
— Fer à béton. Chantier abandonné, Asilah, 2003. Photo couleur.
— Caisson lumineux. Lieu de transit, Tanger, 2003. Photo couleur.
— Issagen. Dans la forêt de cèdres, Rif, 2002. Photo couleur.
— Homme au bâton, Tanger, 1999. Photo couleur.
— Grande roue, M’dic, 2001. Photo couleur.
— Meriem – Classe d’alphabétisation, Tanger, 1999. Photo couleur.
— Panneau – Publicité de lotissement touristique, Briech, 2002. Photo couleur.
— Terrain vague, Tanger, 2001. Photo couleur.

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