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Yann Delacour

L’artiste Yann Delacour est l’initiateur de l’Interface Art & Economie au Centre des Jeunes Dirigeants d’entreprises (CJD). Cette interview est réalisée par Jérôme Lefèvre pour le magazine bimestriel Archistorm.

Interview
Par Jérôme Lefèvre pour le magazine bimestriel Archistorm

Jérôme Lefèvre. Existe-t-il déjà des entreprises mécènes au sein du CJD ?
Yann Delacour.Je ne suis pas sûr que l’on puisse encore à proprement parler d’« entreprises mécènes » aujourd’hui. Ce terme nous emmène d’emblée vers une relation biaisée entre art et puissance financière. Nous parlons alors bien d’un rapport de force explicitant l’idée d’un faible et d’un plus fort. Y a-t-il « mécénat d’entreprise » là où il y a par la suite campagne de communication d’une manière ou d’une autre ? Le terme « mécène » s’emploie en réalité dans le champ de la négociation économique dans une stratégie de séduction faisant échos à d’autres temps.
Le phénomène de globalisation nous concerne tous. De nombreux artistes s’intéressent au domaine de l’économie et de l’entreprise depuis des décennies. Je pense directement à Fabrice Hyber et son entreprise artistique UR en 1994, mais nous pouvons remonter jusqu’en 1970 où Bernar Venet montrait pour l’exposition « Information » au Museum of Modern Art de New York Stock Market : un téléviseur était allumé uniquement lors de la diffusion en temps réel d’une émission sur les fluctuations des cours de la bourse. Les artistes ont depuis investi le champs de l’économie, du marketing et de la communication. Les transversalités, infiltrations, résistances et parasitages entre art et économie sont multiples. Les deux univers ont parfaitement compris l’intérêt de travailler ensemble en trouvant des positions plus ou moins bien assumées.
Pour vous répondre précisément : des sections du CJD manifestent effectivement de l’intérêt pour la culture et l’expérimentation artistique, et voient un terrain fertile à l’innovation dans l’art contemporain. Cette disposition unique est directement liée à la stratégie du réseau qui conçoit l’évolution de l’entreprise d’aujourd’hui et de demain à travers ce que les dirigeants du CJD appellent la « performance globale », terme assez inquiétant à discuter aussi bien sûr.
Je peux déjà citer cependant la société Schirman-de Beaucé qui se crée actuellement avec le soutien du CJD et de l’Interface Art & Économie, et qui va développer une activité d’édition d’œuvres d’art en multiples. Une sélection d’artistes très intéressante réalisée avec le soutien de Didier Semin est déjà en train de se constituer avec de jeunes artistes diplômés de l’Ensba comme Nicolas Buffe, Isabelle Ferreira et Emmanuel Régent, le collectif qubo gas sorti du Fresnoy ou Frédéric Pradeau venant des Beaux-Arts de Bordeaux.
L’Interface Art & Économie veut être une zone de convergence permettant précisément à ce type de structures de venir se connecter au CJD. Ce qui, bien sûr, permettra à terme de développer le soutien et la production de jeunes artistes émergents. Le CJD apporte son expérience et ses conseils pour que l’entreprise puisse se développer sur des bases économiques plus solides. On comprend bien dans ce cas le type d’alliance pouvant être générée.

Qu’est-ce que l’Interface art & économie ?
Depuis 2000, je développe un travail photographique intitulé « Evolution ». Il se compose de différentes séries qui mettent en scène la même figurine Playmobil, le soldat nordiste de la Guerre de Sécession. Le projet repose sur une tractation inédite avec la filière française du groupe: à chaque exposition, des « yankees » supplémentaires me sont livrés gratuitement, et viennent ainsi grossir mon stock. Suivant une telle logique de la multiplication, j’ai également décidé d’agrandir mes formats photographiques à chaque nouvelle livraison. Aujourd’hui, je dispose d’une armée miniature de 8500 personnages et mes formats photographiques font 150 x 170 cm. J’appelle cette zone de frottement entre art et économie : « zone de contact ».
J’ai décidé par la suite de penser un environnement plus large qui permette de démultiplier ces zones de contact : il s’agit de créer une sorte de multiprise entre la sphère de l’économie et celle de l’art. C’est ainsi que j’ai créé en 2004 une cellule avec le Centre des Jeunes Dirigeants d’entreprise : l’Interface art & économie. Elle a pour fonction de mettre en réseau ouvert les 2700 chefs d’entreprise de l’association avec l’ensemble des acteurs de l’art contemporain : les artistes bien sûr, mais aussi les galeries d’art, les institutions, les universités. L’idée principale est de placer l’artiste, s’il le souhaite, au cœur d’une réalité économique et sociale et de travailler sur cette matière qu’est l’entreprise.
Ce projet n’était possible qu’en collaboration avec des dirigeants organisés en réseau et soucieux de leur environnement professionnel en matière de dialogue social, mais aussi en matière d’environnement et de culture. C’est ce qu’ils appellent l’« objectif d’une performance globale ». Et bien sûr, j’ai été là pour leur dire qu’à travers leur vision, nous avions nécessairement une place importante à prendre.

Qu’est-ce qu’une OPA artistique ?
Une OPA artistique est une première procédure d’acquisition artistique d’un territoire privé ou public désigné par l’artiste qui fait connaître publiquement aux responsables du territoire une intention d’investigation. J’ai élaboré ce concept en septembre 2002 en collaboration avec le responsable des Marchés et Capitaux de BNP-Paribas de Paris, Eric Malinvaud, et avec le soutien du Centre d’Art contemporain Georges Pompidou de Cajarc qui l’a édité.
J’ai poursuivi ce travail avec le CJD qui permet de projeter l’artiste au cœur d’une réalité économique et politique. Lancer une OPAA sur le CJD, c’est permettre un rapprochement de l’artiste vers le monde des PME en se jouant des codes des grandes entreprises cotées en bourse. C’est une image inversée et complètement détournée d’une OPA. C’est un geste qui désigne un terrain de jeu.

Le terme d’OPAA n’est-il pas légèrement effrayant pour les entrepreneurs ? N’as-tu pas peur que les sociétés ne réagissent par une « extension de capital artistique » ?
Oui, car c’est s’ouvrir à un monde quasiment inconnu. On a toujours peur de l’étranger, de ce que l’on ne connaît pas. Le lancement de l’OPAA est simplement une prise de contact, réussie en ce qui concerne le CJD.
La deuxième étape va bien sûr plus loin qu’un simple effet d’annonce. Il s’agit de penser de réelles articulations entre artistes et entreprises. L’équilibre interne d’une entreprise est parfois fragile ou délicat, et il n’est pas facile de soutenir la venue d’un artiste au sein d’une PME qui peut connaître des difficultés. Le patron n’a pas forcément les bons arguments pour justifier auprès de ses salariés une expérimentation artistique qui peut être jugée hasardeuse.
Il est certain que nous allons travailler au début avec quelques entreprises seulement, peut-être plus solides que d’autres. Il faudra que ces tentatives soient des succès, encore faut-il que le notion de succès soit entendue par les deux parties. Seul le dialogue le permettra.
Il a donc fallu imaginer un cadre juridique pour ces zones de contact entre artiste et économie à travers le CJD. C’est la deuxième étape. C’est ainsi que nous travaillons depuis plusieurs mois avec Caroline Schirman, attachée juridique d’une institution culturelle, qui développe un protocole d’accord assez large et qui s’adaptera en fonction de l’artiste et du chef d’entreprise. Caroline Schirman sera présente lors des premiers rendez-vous comme un arbitre qui expliquerait les règles du jeu avant que l’expérimentation ne commence. Elle suivra le projet et interviendra quand cela sera nécessaire. On comprend bien ici les nouvelles collaborations entre droit, économie et art contemporain, comme nous pouvions comprendre les articulations entre art et architecture à travers l’art nouveau au début du XXe siècle.
Tout le projet se gère en temps réel. Il s’agit quasiment d’un jeu de rôle dans lequel l’artiste se sent étranger à la sphère économique organisée en réseau. C’est une interpénétration, une partie d’échecs où l’artiste doit se placer et déplacer en fonction de ce qui se déroule, et où l’autre en fait autant. On parle là de résistance et de stratégie. Si les sociétés réagissent par une « extension de capital artistique », le pari sera gagné.

Ton projet fédère plusieurs collaborateurs. Comment se situe l’IEP de Paris ?
Toutes les informations sur les événements liés au projet seront mises en réseau sur l’extension du site internet du CJD de l’Interface art & économie. Cette articulation est gérée par l’artiste et maître de conférence à l’Université Franche-Comté, Pôle Monbéliard, Miguel Almiron. Il dirige l’articulation entre son université et l’Interface art & économie du CJD. Il travaille avec ses étudiants sur la réalisation et la mise à jour du site internet de l’Interface. Cela permet aux étudiants de se mettre en contact avec un vaste réseau d’entrepreneurs et de participer à un projet artistique.
Actuellement, je travaille avec Seloua Boulbina, maître de conférence à l’IEP Paris, marraine du projet, qui est aussi passionnée par l’art contemporain. Nous réfléchissons à une articulation avec l’école de journalisme de l’Institut, c’est en cours. Cette interface est un carrefour culturel entre monde de l’entreprise, université, instituts à travers un projet artistique.
Nous nous réunissons régulièrement au bureau national du CJD 19, avenue Georges V : jeunes dirigeants, artistes, philosophes, journalistes, etc., pour parler de ce que peut être notre environnement de demain.
A chaque nouvelle articulation avec un nouveau partenaire, le site internet se développe grâce aux élèves de Miguel Almiron, tous les acteurs sont alors en contact pour travailler ensemble. Cela veut dire que le projet tout en se développant, se décentralise. Chaque personne s’occupe et dirige son articulation. Le tout est de centraliser l’information.
L’association des Amis du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris soutient le projet. Nous essayons actuellement d’articuler le projet avec l’Allemagne, l’association Rohkunstbau (www.rohkunstbau.de) est aussi partenaire du projet.

A présent que la première exposition a eu lieu, comment amorcer les premières OPAA ?
Et bien l’OPAA a déjà été lancée il y a un an en allant proposer le projet au CJD qui est désormais soutenu ! Bien sûr il y a des événements qui ponctuent le parcours du projet. Le CJD organise régulièrement des séminaires autour des grandes questions qui se posent d’ailleurs à l’ensemble de la société.
En janvier, 300 chefs d’entreprise se sont rencontrés pour réfléchir à la question de la délocalisation. Des personnalités ont été invitées afin d’apporter leur point de vue : Gilles Leblanc, Directeur du Cerna (Centre d’études économiques de l’Ecole des Mines de Paris), Michel Albert, membre du conseil de la politique monétaire de la Banque de France, Stéphane Leneuf, chef du service économique de France Inter, Salahdinne Mezouar, Ministre de l’industrie, du commerce et de la mise à niveau de l’économie du Maroc, etc. Dans ce cadre, j’ai proposé un group show sur ce même sujet avec 14 artistes dont : Yann Toma, Rebecca Young, Emmanuel Régent, Marie Reinert, Pascal Lièvre, Katrin Gattinger, Benjamin Sabatier, etc.
Le prochain séminaire développera des réflexions autour de la question des relations de travail. Donc l’Interface proposera des expositions régulières qui permettent aux artistes de rencontrer directement des chefs d’entreprise, des responsables politiques. Les expositions sont ensuite présentées au bureau national à Paris pour un événement plus traditionnel avec un vernissage mais qui permet de mettre en place une plate forme de rencontre transdisciplinaire.
Chaque année, une grande exposition montrera les projets réalisés à travers ces zones de contact entre artiste et PME.
Le prochain événement sera l’inauguration officielle de l’Interface avec une exposition des œuvres de Yann Toma (galerie Patricia Dorfmann), Benjamin Sabatier (galerie Jérôme de Noirmont), Katrin Gattinger, Alain Bublex (galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois), Lennon Jno-Baptiste, l’agence Rencontre-Service ainsi que de mon travail. L’organisation Rohkunstbau sera aussi présente pour faire connaître leurs actions.

(paris-art.com remercie vivement le magazine bimestriel Archistorm et Jérôme Lefèvre pour avoir aimablement accepté la publication ici de la présente interview).

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