ART | CRITIQUE

White Windows II

PPhilippe Godin
@20 Déc 2010

Les huit boîtes lumineuses d’Alexander Brodsky, exposées à la galerie Anne de Villepoix expriment une partie de l’univers architectural de cet artiste russe qui propose de (re)matérialiser notre manière d’habiter le monde contre une certaine utopie de la transparence et de la fausse présence des images télévisées ou informatisées.

A défaut de pouvoir réaliser tous ses rêves d’architecte, Alexander Brodsky se rabat sur des formes d’expressions plus modestes: le dessin, la sculpture, le design, etc. C’est sa manière à lui de poursuivre son projet d’une architecture expérimentale qui allie une poétique du matériau recyclé à un art du bricolage en rupture avec les tendances architecturales standardisées.

De fait, les huit boîtes lumineuses accrochées aux murs de la galerie nous rappellent les fenêtres de ces architectures étranges dont Alexander Brodsky a le secret. Telle, cette Rotunda II exposée actuellement au jardin des Tuileries dans le cadre de l’exposition «Contrepoint» qui évoque tout autant un kiosque oriental qu’une rotonde antique.
Alexander Brodsky réutilise de vieilles fenêtres, des bouts de bois et de verre pour en faire de nouvelles structures. Ces mêmes fenêtres, dont il s’était servi déjà pour construire son Pavillon dédié à la cérémonie de la vodka, semblent constituer l’un des éléments de base de son vocabulaire architectural.

Alexander Brodsky réutilise ces matériaux locaux pour produire des bâtiments, (dont les murs ne sont que des portes ou fenêtres) qui sont à la fois traditionnels et modernes, éphémères et durables, modulables à l’infini…
Les vieilles fenêtres sont enduites d’une peinture acrylique blanche. L’artiste peut dessiner, alors qu’elle est encore fraîche, au hasard des paysages, des personnages et des animaux. En installant un néon derrière ces vitres afin des les illuminer de l’intérieur. Ce que nous voyons se dessiner à partir de la fenêtre d’image est rétro-éclairé, et semble apparaître magiquement. Le dessin ouvre alors un espace par la naissance d’une forme imprévue. L’installation semble vouloir déjouer l’illusion de nos images numériques aux formes préformées ; standardisées par les applications de nos serveurs informatiques.

Le dessin est l’acte par lequel une forme vient à se former. Loin des images numériques qui donnent à voir une organisation de pixels, points de traduction analogique d’un calcul numérique, les dessins de Brodsky ne cessent de nous surprendre. Au lieu d’être un énoncé artificiel de l’image en verre, transparente et dématérialisante qui dispose du corps et lui dicte une posture mécanique, le dessin témoigne au contraire de ce plaisir archaïque de déposer corporellement une trace.

Alexander Brodsky cherche à démystifier ainsi la puissance sidérante des images numériques. Il applique aux illusions des écrans informatisés ce qu’avait tenté Beuys sur les écrans TV. Mais Beuys n’intervenait que sur la dimension tactile et matérielle de l’objet en le recouvrant de feutre.
Chaque fenêtre devient un étrange théâtre d’ombres qui laisse transparaître tout un bestiaire étrange. Les figures d’oiseaux sont comme des symptômes qui semblent cogner à la vitre de notre mémoire. Ils évoquent tout autant un imaginaire infantile que le retour d’un passé immémorial. A l’image des habitations d’Alexandre Brodsky qui sont une retranscription des modes de vie les plus archaïques de la Russie, ils semblent nous inviter à reconstruire le réel à partir de nos rêves de cabanes et demeures primitives.

Vu de l’extérieur et éclairé de l’intérieur les boîtes exposées à la galerie Anne de Villepoix sont à l’image des architectures construites par Alexander Brodsky. La boîte come la maison ou l’architecture apparaît comme une sculpture lumineuse opaque.
Alexander Brodsky à sa manière est à la recherche d’un certain japonisme. Dans un monde sans secret où domine une certaine utopie de la transparence, Brodsky ne cesse de jouer avec cette thématique de l’ouverture et de la fermeture, du visible et de l’invisible, de l’opacité et de la transparence. Le recours à la technique mixte de la boîte renforce aussi cette dialectique de la lumière et de l’ombre, de l’apparition et de la disparition.

Alexander Brodsky à travers le traitement du verre travaille habilement sur cette combinaison de la transparence et de l’opacité. Ses fenêtres de verres ne laissent pas transparaître le visible, mais la seule qualité ou présence de la lumière; ne laissant que deviner les figures dessinées. Le choix de matériaux comme le verre, le néon ou le bois renvoie tout autant à une tradition de la culture russe qu’à des formes plus contemporaines de l’histoire de l’art (Arte povera, etc.) L’originalité de Brodsky consiste à en dégager toute la puissance poétique et politique face à une architecture fondée majoritairement sur l’usage standardisé du béton et l’omniprésence de la transparence du verre.

En ce sens on pourrait dire que Brodsky applique à la lettre la formule deleuzienne selon laquelle «il faut écrire liquide ou gazeux, justement parce que la perception et l’opinion ordinaires sont solides, géométriques». En architecture comme ailleurs la création se fait dans des goulots d’étranglement. Et, l’architecture est avec le cinéma le domaine artistique ou le créateur ne cesse d’être «pris à la gorge par un ensemble d’impossibilités». Par les contraintes de coûts qu’il rencontre, l’architecte comme le cinéaste doit inventer du possible avec les moyens du bord. Le bricolage et l’architecture povera sont pour Alexander Brodsky sa manière de franchir le mur ; de trouver sa ligne de fuite entre une pratique architecturale héritière du réalisme socialiste (orienté vers la production fonctionnelle d’un habitat de masse) et la corruption récente d’une industrie du bâtiment non réglementée (irrespectueuse du patrimoine…).

En jouant l’opacité contre la transparence, le recyclage des matériaux de rebus contre le tout-béton, en prônant une pratique individualisante de l’architecture, Brodsky ne fait pas que remuer une vague posture écologiste. L’intérêt de sa démarche n’est pas tant de vouloir rompre avec une architecture homogénéisante par le recours à des matériaux dits pauvres, c’est plus profondément de réinterroger notre manière d’habiter le monde et d’en révéler le sens.

Il se peut, en effet, que la vieille utopie de la transparence qui avait vu le jour dans les rêves d’architectes ou de législateurs moralistes, trouve dans les nouvelles technologies du net des relais inespérés. Car il existe bien un lien étroit entre le verre, la lumière, la transparence, et la fantasmatique de la modernité. De la Jérusalem céleste au désir rousseauiste d’une transparence des cœurs, du modèle panoptique d’un Bentham au cauchemar lumineux des sociétés de contrôle, les nouvelles formes de visibilité sont indissociablement liées à des inventions techniques. Par exemple, la mise au point de la technique du béton armé favorisa l’éclosion d’une nouvelle architecture. Le verre devint alors le support de considérations hygiénistes et moralistes. Une idéologie cristalline se mit en place, dont hériteront de manière ambiguë les avant-gardes du début du siècle.

Celles-ci ont fait du verre un des instruments privilégiés d’une utopie fondée sur l’idée d’une transparence des rapports politiques et sociaux. Expressionnistes et constructivistes russes notamment se relaieront pour prendre en compte ce symbolisme de la transparence.
La rigoureuse clarté de l’architecture du Bauhaus est aussi une préfiguration de ce fantasme. Dès les années 20, les constructivistes russes feront de même un large usage du verre dans leur réalisation et leurs projets architecturaux (Tatline, Monument pour la IIIe Internationale, 1920 ; par ex.) Eisenstein réagira à cette idéologie de la Glanost ou totale transparence des rouages de l’appareil d’Etat par une violente caricature, la Maison de verre (1926), projet de film qui ne sera jamais réalisé et où la transparence envahissait toute chose y compris les être humains, devenus eux-mêmes transparents et prisonniers invisibles de leur cage de verre.

C’est sans doute Jacques Tati qui filmera le mieux cette utopie des architectures de la transparence dans toute leur horreur comique et kafkaïenne.
On peut dire qu’Alexandre Brodsky poursuit pleinement cette résistance à l’utopie de la transparence. Le fantasme de l’hyper transparence s’est répandu aujourd’hui des surfaces de verre des gratte-ciel, pour envahir les pare-brise des automobiles, des écrans de nos télé à ceux de nos tablettes numériques. Cette idéologie est inséparable du fantasme de la limpidité et d’une forme d’immédiateté: comme ces pare brise annoncés dans la pub des année 20 comme devant permettre de voir la route comme si aucun obstacle ne s’interposait plus entre le conducteur et le paysage environnant. Plus rien ne s’intercale entre vous et les personnages qui défilent sur nos écrans. A cette utopie de la transparence s’est enfin ajouté les «immatériaux » (art vidéo, hologrammes, etc.), qui parachève ce rêve par l’immédiateté de la vitesse numérique abolissant les obstacles temporels.
Nous sommes bien de l’étoffe dont sont faits les rêves !

— Alexander Brodksy, série «White Window», 2009-2010. Bois, verre, peinture blanche et néon.

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