ART | INTERVIEW

What a fucking wonderful audience

14 Mar - 11 Avr 2009
Vernissage le 14 Mar 2009

Dora Garcia présente des performances paradoxales à travers leurs scripts et les "accessoires" utilisés : cartons de notes, journaux et photographies. Elles citent un fragment de la célèbre pièce de Peter Handke, Insulting the audience. Cet "outrage au public" est également à la base de deux autres oeuvres vidéos dans l’exposition.

Dora García
What a fucking wonderful audience

Vincent Honoré et Dora García : entretien du 17 février 2009
Vincent Honoré – J’aimerais d’abord parler du contexte de l’exposition à la galerie Michel Rein, de son point de départ.

Dora García – En 2008, j’ai réalisé une série de performances, tirées du Beggar’s Opera de 2007 au Münster Sculpture Projects, qui avait pour but de recréer l’équilibre délicat et l’harmonie subtile qui doivent exister entre un acteur et son public, un artiste et ses spectateurs. J’ai traité cette question dans des oeuvres comme The Sphinx, Lettres à d’autres planètes, ou The Messenger, mais maintenant, après The Beggar, j’étais prête à assumer un poids narratif plus important. La performance de Dan Graham, performer/audience/mirror (1977), est un modèle évident et permanent pour moi…

Vincent Honor̩ РPourquoi cette oeuvre de Dan Graham ?

Dora García – Cette oeuvre m’a toujours hantée, elle a pris des significations différentes avec le temps. En ce moment, deux choses sont particulièrement importantes pour moi : la notion de narration en temps réel (décrire une action au moment où elle se produit, description et action se déréglant mutuellement) et l’idée de faire du public l’objet-même de l’oeuvre, et non son destinataire. Il n’y a rien d’autre que l’artiste et le public (l’objet d’art est ainsi éliminé). Il y a même une troisième chose : l’artiste force le public à abandonner sa position de spectateur par pur sentiment d’embarras…

Vincent Honoré – Votre travail débute souvent par une recherche intensive, une archéologie de son contexte, une investigation de la situation dans laquelle l’oeuvre va naître, ou le lieu où elle sera réalisée. Votre travail interroge les conditions même de son apparition. Quelle est la situation pour cette exposition ?

Dora García – Curieusement, je trouve des modes de travail très similaires chez des comédiens de premier ordre tels que Lenny Bruce ou Andy Kaufman. A l’occasion de la Biennale de Sydney, j’ai appris cette anecdote : un spectacle de Lenny Bruce avait été programmé à Sydney en 1962 pour une semaine. Le soir de la première, alors qu’il avançait vers la scène, probablement sous l’effet de drogues, il n’a pas retrouvé son chemin parmi les rideaux et finalement, il a ouvert l’un de ces rideaux, dévoilant un immense miroir qui reflétait le public. Il s’est exclamé : « What a fucking wonderful audience ! » (Quel putain de merveilleux public !)

C’était la première fois que le mot « fuck » était prononcé dans un lieu de spectacle et en public en Australie. Selon les témoins, le silence qui suivit rappelait le silence qui suit l’explosion d’une bombe. Quelqu’un appela la police et Lenny Bruce fut arrêté et interdit de spectacle en Australie pour le restant de sa carrière. Une bonne histoire et un cas assez clair de déséquilibre entre le public et l’acteur.

Cette histoire est à l’origine de l’une des vidéos que je vais montrer dans l’exposition, « Just because everything is different it does not mean that anything has changed : Lenny Bruce in Sydney » (Simplement parce que tout est différent, ça ne veut pas dire que quelque chose a changé : Lenny Bruce à Sydney). Qu’est-ce que Lenny Bruce aurait dit à son public à Sydney si on lui avait donné la possibilité de parler, et si ce jour n’était plus en septembre 1962 mais, par une sorte de saut spatio-temporel, le 19 juin 2008 ?

Vincent Honoré – Parlez-nous des autres oeuvres qui complètent l’exposition. Elles sont montrées pour la première fois à Paris.

Dora García – J’ai fait deux pièces performatives à partir de l’oeuvre sur Lenny Bruce, la première : What a Fucking Wonderful Audience et la seconde : The artist without works : a guided tour around nothing (L’artiste sans oeuvres : une visite guidée de rien du tout). Les deux utilisent le format de la visite guidée « détraquée ». La première a pour contexte la Biennale de Sydney 2008 et revisite trois chefs d’oeuvre qui ont embarrassé leur public : La Societé du Spectacle (Debord), Cosmococas (Oiticica) et Kunst Kick (Burden). La seconde découle de la première et du superbe livre de Jean-Yves Jouannais Artistes sans oeuvres. Elle offre la possibilité de faire une visite autour des oeuvres d’un artiste qui n’en produit pas.

Vincent Honoré – Vous mentionnez Guy Debord. J’aimerais vous demander quelle est votre relation au Situationnisme. Le programme que vous suivez est-il hérité du Situationnisme ? Par exemple, vous procédez à l’exclusion du spectateur. Vous exigez à la place la figure de l’acteur : vos oeuvres ne sont accessibles qu’à ceux qui les jouent, ou qui jouent avec elles.

Dora García – Je n’ai pas de relation consciente avec le Situationnisme. Je crois que j’ai plus conscience de ce que je dois aux héritiers des Situationnistes (ou plutôt à leurs cousins éloignés) comme Group Material. En effet, j’essaie de faire en sorte que le spectateur ne puisse pas conserver son rôle et le forcer à prendre position. Mais personne n’a une vision d’ensemble de l’oeuvre : le spectateur, l’acteur et moi avons tous des vues partiales, au sens littéral du terme.

Vincent Honoré – Revenons à l’exposition : comment présentez-vous les performances ?

Dora García – Dans l’exposition, ces performances (What a… et The artist without…) seront présentes à travers leurs scripts et les « accessoires » utilisés : cartons de notes, journaux et photographies. Les deux performances citent un fragment de la célèbre pièce de Peter Handke, Insulting the audience (Outrage au public). Cette idée « d’outrage au public » est à la base de deux autres oeuvres vidéos dans l’exposition : The Innocents et M*a*s*h. La première est issue d’une collaboration avec Glad Teater, la première compagnie de théâtre que je connaisse qui soit composée d’handicapés mentaux et gérée par eux. Nous avons organisé ensemble des discussions sur l’exposition et le rôle de l’art avec le public de U-Turn, Quadriennale d’art contemporain de Copenhague. La deuxième oeuvre est aussi une collaboration, avec Green Pig et le Nam June Paik Art Center, tous deux en Corée du Sud, et pourrait être décrite, de façon assez incongrue, comme la version théâtrale Coreano-Brechtienne du célèbre film M*a*s*h de Robert Altman.

Vincent Honoré – N’est-ce pas une contradiction que d’essayer de présenter une performance à travers des objets ? S’agit-il d’un compromis ? Pourquoi ne pas simplement réaliser cette performance dans la galerie ?

Dora García – Oui c’est vrai. Et en même temps non, car ces performances ont été réalisées dans un temps et un espace donnés et ne peuvent pas être réactivées : elles ne peuvent ainsi exister que sous forme de documentation ou de « cartes provenant de l’autre côté ».

Vincent Honoré – Vos oeuvres sont fragiles puisque, souvent, elles existent seulement par l’éventualité de leur réalisation. Cela est dû à la forme qu’elles prennent, souvent performative, orale et éphémère, mais aussi à votre intérêt pour la transmission (et ses ruptures) et votre résistance à l’institutionnalisation. Partant de là, votre travail témoigne d’une certaine résistance critique aux images et à la dictature qu’elles exercent, ou de leurs liens au pouvoir : « mes pensées avaient été remplacées par des images en mouvement ». Quelle est votre relation aux images ?

Dora García – Je crois simplement très fortement que l’absence d’image et plus puissante que n’importe quelle image. Vous pouvez lier cela à beaucoup de choses, de l’Ancien Testament à Michael Asher, en passant par L’Evangile Selon Saint Matthieu de Pasolini.

Vincent Honoré – Giorgio Agamben a déclaré dans une conférence sur l’Internationale Situationniste et la vidéo : « On ne peut pas considérer le travail de l’artiste simplement en terme de création ; au contraire, au coeur de chaque acte de création, il y a un acte de dé-création. Deleuze a dit une fois du cinéma que chaque acte de création est aussi un acte de résistance. Qu’est-ce que cela veut dire de résister ?

Avant tout cela veut dire dé-créer ce qui existe, dé-créer le réel, être plus fort que le fait devant vous. Chaque acte de création est aussi un acte de pensée, et un acte de pensée est un acte de création, car il se définit avant tout par sa capacité à dé-créer le réel. » Cette citation semble s’appliquer particulièrement bien à votre travail, une oeuvre de déconstruction. Vos oeuvres agissent comme des parasites, elles piratent l’institution et révèlent les fêlures d’un système (cf The Sphinx ou One minute silence), surtout les systèmes de monstration dans l’art contemporain, et leurs inhérentes hiérarchies de classe et structures d’exclusion (cf Perplexity, 1996, The Locked Room, 2002-2003, Lettres à d’autres planètes ou Visiteurs et résidents, 2005). Cette exposition opère-t-elle aussi à ce niveau ?

Dora García – Elle se place dans une continuité naturelle, je pense. J’aime penser que le « public » est l’équivalent le plus révélateur de « l’espace public ». L’espace public se définit plus par ce qu’il exclut que par ce qu’il inclut, puisque, sur le papier, tout le monde peut venir. Donc, sur le papier, tout le monde peut aussi faire partie du public, mais la vérité c’est qu’il y a, entre l’auteur et le public, un système de feedback très complexe qui modèle l’auteur et le public jusqu’à ce qu’ils soient pratiquement identiques. L’exposition est à propos de ça.

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