ÉCHOS
01 Jan 2002

Walter Benjamin, la question de la technique et le cinéma

L’originalité de la pensée de Benjamin aura consisté à séparer les arts de leurs conditions techniques qui font époques, à penser l’art nécessairement appareillé, et à concevoir l’appareil cinématographique comme ce qui permet l’accueil poétique des techniques.

25 janvier 2006

Texte
Par Jean-Louis Déotte

Dans Le Partage du sensible, Jacques Rancière s’attaque une nouvelle fois à Benjamin, sa cible privilégiée avec Jean-François Lyotard. A la question de savoir si «les arts mécaniques» (photo et cinéma) ont créé un nouveau régime de visibilité pour les masses, et donc un nouveau mode d’identification pour les arts, il répond ceci: «Il y a peut-être d’abord une équivoque à lever, concernant la notion des «arts mécaniques». Ce que j’ai rapproché, c’est un paradigme scientifique et un paradigme esthétique.
La thèse benjaminienne suppose, elle, une autre chose qui me semble périlleuse: la déduction des propriétés esthétiques et politiques d’un art à partir de ses propriétés techniques. Les arts mécaniques induiraient en tant qu’arts mécaniques un changement de paradigme artistique et un rapport nouveau de l’art à ses sujets. Cette proposition renvoie à l’une des thèses maîtresses du modernisme: celle qui lie la différence des arts à la différence de leurs conditions techniques ou de leur support ou médium spécifique. < >Le succès persistant des thèses benjaminiennes sur l’art au temps de la reproduction mécanique tient sans doute au passage qu’elles assurent entre les catégories de l’explication matérialiste marxiste et celles de l’ontologie heideggerienne, assignant le temps de la modernité au déploiement de l’essence de la technique. < > Il faut, à mon avis, prendre les choses à l’envers. Pour que les arts mécaniques puissent donner visibilité aux masses, ou plutôt à l’individu anonyme, ils doivent d’abord être reconnus comme arts» (47-48)

La thèse moderniste à laquelle il s’oppose, la réduction d’un art à son support, a pour nom Greenberg. Rancière montre la contradiction inhérente à cette thèse: Greenberg pour qui «la fin propre de la peinture est de ne mettre que des pigments colorés sur la surface plane, au lieu de la peupler de figures représentatives, référées à des existences extérieures situées dans un espace à trois dimensions» (Le Destin des images, p. 82).
Rancière va développer une critique exemplaire du médium, qu’on pourrait étendre à toutes prétentions médiologiques comme celles de Debray: «Utiliser seulement le médium propre à un art», cela veut dire deux choses. D’un côté, c’est faire une pure opération technique: le geste d’écraser une matière picturale sur une surface appropriée. Reste à savoir quel est le «propre» de cette appropriation et qu’est-ce qui permet en conséquence, de désigner cette opération comme art pictural. Il faut pour cela que le mot de médium désigne tout autre chose qu’une matière et un support. Il faut qu’il désigne l’espace idéal de leur appropriation. La notion doit donc se dédoubler discrètement.
D’un côté le médium est l’ensemble des moyens matériels disponibles pour une activité technique. «Conquérir» le médium signifie alors: se limiter à l’exercice de ces moyens matériels. Mais, de l’autre, l’insistance est mise sur le rapport même entre fin et moyen. Conquérir le médium veut alors dire l’inverse: s’approprier ce moyen pour en faire une fin en soi, nier ce rapport de moyen à fin qui est l’essence de la technique» (idem, pp. 83-84). On dira alors avec Rancière que la revendication de Greenberg n’a de sens que dans la perspective où la peinture devrait être «autonome», affichant d’elle-même à un certain moment de l’histoire achevée, son essence.
La modernité serait ce moment illusoire de la fin de l’histoire où les arts ne pourraient que répéter qu’ils ne sont que leur médium. Et, comme empiriquement, les arts deviennent aujourd’hui visiblement autre chose, il ne reste à proclamer qu’ils ne sont plus identiques à leur essence, et donc qu’ils dégénèrent (c’est la critique que développe Lyotard du préfixe post, comme dans post avant-garde, ou néo comme dans néo-géo, etc). Rancière va prendre appui sur cette contradiction interne du médium chez Greenberg, le médium qui est une technique sans finalité, ce qui serait pour lui contraire à l’essence même de la technique, pour faire porter l’accent sur ce qui identifie l’art comme art, donc sur les différents régimes de l’art qui sont des régimes d’identification de l’art.
Or, cette tentative a comme conséquence d’oublier qu’ars s’est toujours identifié à technique. Rancière veut réduire les régimes de l’art à la rhétorique pour ne pas avoir à penser leur substrat technique. Soit les trois régimes qu’il distingue et qui ont toujours une œuvre littéraire ou philosophique comme matrices: La République de Platon pour le «régime éthique des images», la Poétique d’Aristote pour le «régime représentatif des arts», Madame Bovary pour le «régime esthétique de l’art».

On repartira donc de l’identité contradictoire du médium: c’est une technique qui est sa propre finalité selon des époques différentes. C’est donc une technique qu’on ne peut pas réduire à l’usage comme on le fait toujours pour les objets techniques. Une technique qui serait autre chose qu’un usage pour une fin, comme la finalité sans fin chez Kant, c’est très précisément le paradoxe que Benjamin rencontre dans L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproduction technique . En apparence, comme le titre l’indique, il s’agit bien de techniques de reproduction d’œuvres déjà existantes, et Benjamin dresse une rapide histoire de ces techniques, depuis la gravure jusqu’à la photographie. Mais très vite le lecteur découvre que le cœur de ce qu’on peut considérer comme le plus important texte du XXe siècle en esthétique, porte sur le cinéma. Or, la finalité du cinéma n’est que très rarement celle de la reproduction des œuvres d’art. Il y a donc là une énigme: pourquoi ce grand texte sur le cinéma prétend-il s’intéresser à la reproduction des œuvres d’art? C’est que le cinéma, première industrie culturelle, ne distingue pas production et reproduction, pas plus que l’image dite de synthèse aujourd’hui.
D’une manière générale, pour Benjamin, la reproduction sous les formes les plus variées, est la condition de possibilité de la production artistique. D’où l ‘égalité: reproduction=production. Ou pour le dire en reprenant les termes des Fragments (1915-1921) d’esthétique, l’imagination artistique ne consiste pas en une mise en forme d’une matière informe, selon le schéma classique, hylémorphique, hérité d’Aristote, mais en une déformation, dissolvante, d’une forme déjà-là. Il utilise le terme d’Entstaltung pour dire ce processus qui n’est pas de destruction. Ce qui implique qu’il faudrait entendre autrement, par exemple, le terme de ruinification, le thème de la ruine, que ce soit à propos de la critique dans son étude Les Affinités électives de Goethe, ou en particulier dans L’Origine du drame baroque parce que la ruinification, comme la dissolution, libère une apparition, ce terme dont on connaît l’importance centrale dans la Théorie esthétique d’Adorno.

On peut énoncer à partir de là deux thèses:
— 1° la culture et donc l’industrie culturelle seront abordées affirmativement par Benjamin, et cela contre la vulgate adorno-heideggerienne qui fait aujourd’hui consensus. Pour aller vite, on dira que pour lui, la culture (la collection par exemple) est la condition des arts,
— 2° la question de la technique, des objets techniques, de ces objets techniques pour lesquels il n’a pas vraiment de concepts, que l’on pourrait appeler médiums ou supports et pour lesquels je préférerais le terme d’appareils, cette question n’est pas abordée à partir de l’hylémorphisme. Ce terme est au cœur de la critique d’Aristote menée par Simondon (1), lequel interprète l’universalité de ce schème qui transforme tout artefact en deux réalités séparées qui sont appelées matière et forme à partir du rapport interindividuel du travail, et au fond à partir de la domination du maître donneur d’ordre et donc de forme sur l’esclave réduit lui-même à une sorte de matière. Benjamin par des analyses qui relèvent de l’esthétique, met en place une théorie du milieu des appareils qui n’est pas de fait hylémorphique et qui ouvre des perspectives immenses, qui vont peut-être même plus loin que celles de Simondon (2).
Qu’en est-il donc de ce milieu transindividuel auquel appartiennent photographie et cinéma?
Ce milieu n’est pas strictement celui des arts. L’originalité de Benjamin, comme celle de Rancière d’ailleurs, mais évidemment sur un autre plan, consiste à dégager un autre ordre de réalité que celui des arts: cet autre ordre, transindividuel, en amont de la dissociation en singularité quelconque d’une part, et en communauté de l’autre, n’est pas directement connaissable comme le serait un objet pour un sujet. Ce sont d’ailleurs des catégories que Benjamin ignore superbement.
D’une part, ce milieu est irréductible à l’opposition, elle, réellement moderne entre sujet et objet, ce qui n’empêche pas Rancière de la faire sienne, d’autre part, ce milieu est plutôt ce qui permet, par son antériorité, la constitution de l’objet en général, comme celle du sujet, pris comme singularité individuelle et comme communauté. Même si l’on peut tirer des conséquences psychologisantes («l’esthétique du choc») et sociologisantes (le surgissement de la «norme» collective) des analyses des appareils culturels par Benjamin, là n’est pas l’essentiel.

Par conséquent, si Benjamin s’intéresse aux arts, en particulier dès les Fragments, c’est pour établir une esthétique dont on peut dire qu’elle est minimaliste, comme si l’accent devait être déporté ailleurs, vers les «techniques de reproduction» par exemple, vers l’image reproduite et non vers la peinture stricto sensu (comme apparition), laquelle peinture est réduite dans l’analyse à trois constituants: la ligne graphique (le dessin), la couleur (entendue comme tache), le nom qui configure la tache de couleur et lui imposant une forme. Chez Benjamin, c’est le nom qui fait forme en enfermant une couleur. Or le nom est tout autre chose qu’une Idée, un éidos, c’est plutôt un acte créateur dans une esthétique qui relève davantage de la Genèse .

L’analyse se porte donc en amont d’une esthétique traditionnelle, comme le fera dans un autre sens son contemporain Panofsky cherchant à donner un statut à la perspective (La Perspective comme forme symbolique) avant de sombrer dans une iconologie réduisant les œuvres à un scénario imagé.
Dès la Thèse III du texte dans sa version française, Benjamin écrit: «A de grands intervalles dans l’histoire, se transforme en même temps que leur mode d’existence le mode de perception des sociétés humaines. La façon dont le mode de perception s’élabore (le médium dans lequel elle s’accomplit) n’est pas seulement déterminée par la nature humaine, mais par les circonstances historiques». Cette thèse s’appuie sur les travaux de Riegl sur l’art du Bas-Empire romain.

C’est donc d’un certain objet technique qu’il s’agira ici: du milieu ou médium en tant qu’il détermine le mode de perception des sociétés humaines comme le ferait un moule. On voit que Benjamin ne se pose pas la question de l’usage de cet objet technique qu’est le médium. Est-ce que la question de l’usage serait ici pertinente? Cela a-t-il un sens de se demander quelle intentionnalité, supposons-là collective, a été à l’œuvre pour inventer un tel médium, comme la photographie, en vue de quelle fin? Car, il faudrait en outre, régressivement, se demander quel était le médium antérieur supportant cette intentionnalité collective, etc.

Comme le remarquera plus tard Simondon dans du Mode d’existence des objets techniques, la question de l’usage ne permet pas de caractériser la technicité d’un objet technique, a fortiori ajouterons-nous, de médiums ou d’appareils comme la photo ou le cinéma qui auront fait époque et monde en donnant leur assiette à la sensibilité commune. L’entreprise benjaminienne n’est pas anthropologique, comme elle le sera encore chez Leroi-Gourhan où un outil sera considéré comme prolongeant une fonction humaine. Comme l’entreprise benjaminienne n’est pas anthropologique, elle n’est pas économiste, même si ces appareils de reproduction vont bouleverser l’économie des images ou celle du son, puis l’économie tout court (la numérisation). C’est à ce niveau qu’Adorno, avec sa critique de l’industrie culturelle, anthropologise la difficile question du médium et du milieu des appareils culturels.

Si l’on veut penser ces appareils en eux-mêmes, il ne faut pas les réduire à un usage, car après tout des appareils très différents peuvent servir à la même chose (d’où l’extraordinaire confusion qui règne dans le champ de la médiologie inaugurée par Debray, parce qu’au fond tout peut servir à la communication). Il faut poser la question de leur fonctionnement qui n’est pas celle de l’usage: étudier la logique propre des appareils culturels en tant qu’ils sont des objets techniques. C’est bien à ce type d’analyse que se consacre Benjamin, tant dans Petite histoire de la photo que dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction technique . La problématique du fonctionnement ouvre une autre série de questions: non pas: photo et cinéma servent-ils l’art? et finalement: sont-ils des arts à part entière? mais: quelle est leur genèse? quelle est leur lignée phylogénétique? comment expliquer le devenir de ces appareils?
A lire Benjamin, reprenant les historiens de ces appareils comme G. Freund à propos de la photo, on assiste à un processus de concrétisation, de transduction: ces appareils, pour reprendre des termes hégéliens, passent de l’abstrait au concret et cette concrétisation se rapproche de celle de l’être vivant sans qu’on puisse dire par ailleurs qu’ils pourraient devenir vivants, sinon au titre du fantasme, du mythe, comme automates, totalement clos sur eux-mêmes. Ces appareils passent d’un état d’imperfection (pensez aux multiples dispositifs qui précédèrent le cinéma et que décrit Th. Giraud dans Cinéma et technologie), d’un état de contradiction interne et d’hétérogénéité de leurs constituants pour aller, tendanciellement, vers ce qui, à la limite, pourrait être radicalement autonome.
C’est la raison pour laquelle, quand Benjamin distingue plusieurs états de la technique, il caractérise le second état de la technique, après le premier structuré par le culte magique (3), comme si devenant nature la technique, à ce moment, pouvait imposer à l’humanité sa propre nécessité (d’où le mythe de l’automate machinique faisant irruption d’une manière terroriste lors de la guerre mondiale), alors que le fonctionnement des objets techniques devrait se rapprocher de celui des être vivants. Et c’est pourquoi, finalement, il va jusqu’à l’hypothèse d’une réconciliation de la technique et de la nature.

Comme on va le voir, c’est le cinéma qui du simple fait de son fonctionnement, aura pour conséquence d’acclimater la technique «aliénante» qui aurait pu aller jusqu’à son autonomisation mythique. Benjamin, en partant d’une interprétation mythique de l’aliénation machinique (Chaplin: Les Temps modernes) confond alors au titre de la seconde technique, un perfectionnement qui va dans le sens de l’autonomisation et une anthropologisation des machines. Mais si nous voulons comprendre le devenir du cinéma, il nous faut penser le perfectionnement des objets techniques en dehors du mythe de l’automate dévorateur de l’humanité.
C’est que par eux-mêmes, suivant la loi du perfectionnement, les objets techniques en général vont vers une intégration et une cohésion réciproque de tous leurs constituants qui les rapprochent de la stricte autonomie du vivant. Par voie de conséquence, ils cessent d’être dépendants de leur milieu associé antérieur pour générer leur propre milieu associé: Benjamin, dans un premier temps, décrit un monde fordien de producteurs soumis à la dictature du test scolaire, sportif et universitaire. Mais le fonctionnement de la caméra couplée au micro fait surgir un règne des apparences absolument nouveau: les producteurs apprennent à donner d’eux-mêmes des apparences qui sont donc captées automatiquement. Et la logique de fonctionnement de l’appareil devient réflexive: c’est à son tour la testabilité de celui qui n’était que testé au service de sa machine qui devient un objet en soi: la testabilité de chacun s’autonomise du fait de l’autonomisation technique de l’appareil audiovisuel.
Le modèle benjaminien est indubitablement L’homme à la caméra de Vertov, même s’il ne cite pas ce film. Cette production de la testabilité va avoir des conséquences remarquables: elle va entraîner la désidentification sociale et politique de celui qui passe devant la caméra, ce sera alors vraiment le règne de l’anonyme et du quelconque, l’acteur de cinéma n’ayant rien à voir avec un comédien de théâtre. La testabilité du test émancipera le producteur du règne de la machine, il ne sera plus enregistré oeuvrant mais jouant son propre rôle, donnant les apparences qu’il a choisi de donner. Est-ce que cette introduction massive du jeu ne peut pas avoir de conséquences politiques?
Il faut être anti-technique comme Rancière pour ne pas voir que le régime dit représentatif de l’art, qui supposait la narration ordonnée de la vie de quelques héros (drame épique) ne peut que succomber devant l’irruption d’une testabilité qui ne connaît qu’une seule valeur: le jeu. Car il y a bien un monde entre ces deux temporalités: celle du sacrifice du théâtre de la représentation où en une fois tout se joue et celle de la temporalité du cinéma où une scène pouvant toujours être rejouée autant qu’il le faudra, une fois n’est rien, rien d’unique ne subsiste: l’unicité n’est plus une valeur, pas plus évidemment que l’ici-maintenant de l’aura. Benjamin résume sa thèse en lignes centrales:
«Transformer le gigantesque appareillage technique de notre époque en matière de l’innervation humaine, telle est la tâche historique au service de laquelle le film tient son sens authentique».

Le cinéma serait donc la vérité de l’innervation. Le meilleur moyen de penser l’innervation, c’est le cinéma. D’une part, le cinéma comme n’importe quel objet technique irait donc dans le sens de l’individualisation et de la concrétisation (quelle magnifique prothèse qu’une minuscule caméra numérique innervant la vue et la mémoire), mais en outre, il consisterait dans la résolution technique d’une situation apparemment uniquement économique et politique: celle de l’aliénation «machinique».
Du simple fait de son perfectionnement, c’est l’aliénation due à la seconde technique qui se réduirait tendanciellement. «Le film sert à exercer l’homme devant ces nouvelles aperceptions et réactions qui exigent une relation avec un appareillage dont l’impact dans sa vie s’accroît quotidiennement». Or, la clef de cet exercice ne consiste pas en un travail, dont le modèle demeure inévitablement la relation maître-esclave, mais un autre mode d’appréhension, non formalisant au sens de l’hylémorphisme, non focalisant: la distraction.
L’innervation des nouveaux objets techniques n’impose pas une discipline mais une perception quasi-haptique, où le ludique de distraction l’emporte sur la négativité du travail comme de l’apprentissage institutionnalisé. La distraction s’oppose à la connaissance objectivante, nécessairement attentive.

Puisque le cinéma n’est pas un travail, il n’entre pas dans les relations inter-individuelles. Il se déploie à un autre niveau, au niveau d’un milieu transindividuel. C’est la raison pour laquelle nous nous mouvons dans un milieu qu’on peut appeler péjorativement «spectaculaire», comme le font les situationnistes, non seulement parce que nous exerçons constamment notre droit politique à donner de nous-mêmes des apparences, mais parce que les collectivités aussi bien que les individualités quelconques ne se configurent que cinématographiquement. Le titre du livre de Frodon: La projection nationale vise cet état de fait, sauf qu’il le limite au cinéma hollywoodien dans ses rapports à la constitution de la société étasunienne.

Précisons la notion d’innervation.
C’est que, comme le pense Benjamin à la suite de Fiedler, la main en produisant un objet visible qui se détache d’elle (un œuvré, puis une œuvre), innerve la vue. C’est que la vue elle-même, pas plus que la conscience interne ou le rêve, n’ont la capacité de donner forme parce que l’une et l’autre sont prises dans des flux ininterrompus et incessants au sein desquels elles ne peuvent rien saisir: le flux continu de la conscience intime comme le flux extérieur des sensations ont beau posséder toutes les qualités sensibles possibles, il n’en restera rien. Fiedler va même jusqu’à écrire que si la main n’oeuvrait pas en constituant une chose visible, il n’y aurait rien à voir pour la vue elle-même pour laquelle tout passe. C’est donc la main qui rend visible et, ajoutera Klee, disciple en cela de Fiedler, c’est l’art qui fait voir .
Cette connection entre la main et la vue n’est pas possible avec un autre organe des sens: la main ne peut innerver le goût parce qu’elle ne peut œuvrer le goût: elle ne peut faire goûter le goût par l’intermédiaire d’un œuvré détaché de lui alors qu’elle peut faire voir le visible détaché de la vue elle-même. Ce qu’on goûte ou touche ne peut se séparer du tact ou du goût lui-même. C’est la main qui détache la chose de l’ici-maintenant et de l’immédiateté de la saisie sensible.
C’est chez Fiedler que Benjamin (4) va trouver le terme d’innervation, qui entraîne davantage qu’une amplification romantique d’un organe des sens. Entre la main et la vue, il y a un saut qualitatif: une réflexivité (l’œuvre est une chose vue où le visible est au second degré), concrète (l’œuvre tangible devient archive ouverte) et une autonomisation de ce qui se détache de son origine et va fonctionner pour soi et avoir des effets sur un milieu autre: le public. Ce public qu’elle institue puisqu’il n’existe pas avant elle. L’œuvré va devenir l’archive véritable du sens. Ce qu’on appelle culture.

C’est que les objets techniques, la technique en général, ont été très tôt conçus par Benjamin en termes d’innervation prolongeant la vie en l’intégrant: «l’humanité peut intégrer grâce à la technique, outre la totalité du vivant, une partie de la nature: l’inanimé, les plantes et les animaux où se constitue l’unité de leur vie» (Fragments, p. 87). Ainsi les œuvres ont ceci de plus que de simples objets techniques: dans la réflexivité, ce qui est en jeu, c’est le saut de la technique à la poésie. Ce que Benjamin appelle proprement mimésis et que pour ne pas confondre avec une représentation qui ne serait que reprise d’un déjà-là on pourrait appeler mimésis originaire . C’est en effet la même main, écrit-il, qui flèche un animal et qui en porte la silhouette sur la paroi, c’est le même corps qui marche et danse, la danse est donc mimésis de la marche. Cette reprise de soi n’est pas une représentation au sens banal, c’est un saut qualitatif.

On dira pour finir, s’agissant alors du milieu transindividuel, que le cinéma, innervant les techniques, les intégrant à l’humanité, les expose en les poétisant et ce faisant les rend pensables alors qu’elles ne sont pas nécessairement objectivables. En effet, les techniques, qui sont au fond la condition de la connaissance objectivante ne peuvent être véritablement connues. Le milieu transindividuel est condamné à une sorte d’état quasi nouménal. La tâche historique du cinéma, pourrait écrire Benjamin, consiste alors à nous sensibiliser poétiquement à un milieu grandissant qui nécessairement a sa propre ligne de fuite, laquelle n’est ni humaine ni inhumaine. C’est encore l’affaire de la mimésis originaire .

Jean-Louis Déotte enseigne l’esthétique dans le cadre du département de philosophie de l’Université Paris 8 et anime le programme de recherche «arts, appareils, diffusion» de la MSH Paris Nord. Il a publié sur ce thème:
L’Époque des appareils, éd. Lignes, 2004
Appareils et formes de la sensibilité, éd. L’Harmattan, 2005.

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