DANSE | CRITIQUE

Violet

PSmaranda Olcèse-Trifan
@24 Nov 2011

La dernière création de Meg Stuart déploie une force terrible. Par les moyens de la plus pure abstraction, elle plonge au cœur d’états de conscience modifiés. Cette déferlante maitrisée des émotions et des affects primaires remue des choses au plus profond de nous.

Sur le plateau du Centre Pompidou, dépourvu de tout autre attirail qu’une tôle de fond qui sera, au gré de la pièce, écrasante, immuable et froide, vibratile ou miroitante, cinq danseurs nous font face. Installé au milieu de ses machines, percussions et autres guitares électriques, Brendan Dougherty reste attentif et concentré. Ce face à face dans un silence absolu semble interminable: la tension monte, devient palpable, se transmet au public qui attend la déferlante de la vague Violet, le souffle coupé. Nous l’imaginons dévastatrice, tant l’électricité statique charge l’air. Elle arrive tout en douceur, elle se saisit d’abord d’une partie du corps bien particulière, différente d’un interprète à l’autre, puis elle s’intensifie, tout comme le son.

Une description quasi phénoménologique est nécessaire pour dégager tous les enjeux de sa montée. Le mouvement s’insinue dans les corps subtilement, de manière inattendue, furtive: une rotation du torse, une crispation des paumes. Des nappes de son se posent, une respiration douce s’amplifie, devient très vite une vague qui prend du corps et de la consistance.
Chaque interprète est dans son énergie, dans son imaginaire et les vibrations de cette vague résonnent différemment dans chaque cage thoracique: l’onde de choc est diffractée et amplifiée dans les corps, enrichie, elle prend de la chair. Des images surviennent alors que le mouvement reste extérieur à toute intentionnalité figurative: tel travail du bras évoque un funambule cherchant des appuis dans l’air ou un Icare de la préhistoire de l’aviation.
La façon de se laisser travailler par un même geste, la dynamique qu’il crée en s’emparant des autres membres fait fortement penser à La levée des conflits de Boris Charmatz, avec une même volonté d’excéder l’individu et d’explorer ce qui se tisse dans l’espace habité entre. Les deux pièces donneront naissance à des corps collectifs à l’échelle du plateau, désincarnés dans la suspension du temps pour le chorégraphe français, monstrueusement organique pour Meg Stuart.
L’intérêt de la chorégraphe américaine se situe à un autre point et suit d’autres voies, l’imaginaire l’emporte sur le canon à partir duquel Charmatz construisait sa création.
Des mouvements répétitifs et saccadés, battements furieux de bras, font penser à des techniques de stimulation des énergies spécifiques aux cultes de possession des religions animistes Vaudou, Candomblé ou autre Santéria. Un danseur est à quatre pattes, un autre pousse de petits cris inarticulés, un autre semble vouloir embrasser l’air. Ils continuent à s’avancer vers le bord de la scène, mais bientôt la frontalité se casse: chacun évolue maintenant dans son espace. Les caractères n’ont pas le temps de s’individualiser et de donner chair à des personnages, si marqués dans ces cultes où chaque dieu a ses danses, ses humeurs, ses plaisirs et ses colères.

La musique persiste dans une certaine linéarité déposée par couches successives, travaillée par des pulsations qui se transmettent aux corps secoués, en proie à leurs ébats, assujettis parfois à de soudaines contagions de mouvements, sans qu’il y ait le moindre contact entre leurs regards. La lumière devient pulsatile, des flashes la déchirent. Une batterie s’ajoute aux nappes électroniques dont les percussions, arythmiques, font d’avantage vibrer la paroi de fond.
Tout se passe dans la cage thoracique — tensions, crispations, sursauts — les danseurs cherchent des équilibres internes, des voies secrètes.
Des cris déchirants retentissent et ouvrent vers des mondes insoupçonnés. Des moments d’exaltation extrême alternent avec d’autres d’accalmie opaque, comme si les performeurs essayaient de se ressaisir. C’est à ces instants blancs qu’on voit qu’ils sont déjà partis.
Brendan Dougherty commence à trouver les rythmes binaires irréguliers qui accompagnent et portent les danses de possession, les deux voix, en décalage, émergent parfois de la masse sonore, la tension monte par paliers, le volume et sa consistance deviennent écrasants. Dans ce magma où l’intérieur et l’extérieur commencent à se confondre dans des tourbillons d’énergie, Kotomi Nishiwaki entame une lente et pénible avancée vers le bord de la scène, jusqu’au bout du gouffre: le temps est suspendu et complètement éclaté dans son cri inhumain. L’énorme tension se décharge dans un rythme effréné qui secoue le plateau. Puis plus rien. Dans un silence qui tombe brutalement, les danseurs se trouvent dans un nouveau face à face, tout près du public. Atterrissent-ils ou sont-ils en train d’aller plus loin, plus profondément dans leur voyage? D’infra-gestes irrépressibles, des forces et blocages encore tenaces marquent et travaillent les corps.

Brendan Dougherty pétrit un nouveau son fait de mini larsens, à la lisière des interférences sonores de l’amplificateur avec les battements du pouls dans ses veines ou au contact de ses paumes. Des mouvements lents, perdus, s’entament.
Un premier contact a lieu qui épouse les surfaces de tout un corps. Les performeurs glissent doucement les uns sur les autres. Le musicien frappe les cordes d’une guitare électrique. A ces réverbérations répondent des reflets dans la paroi miroitante qui frôlent l’aveuglement, tout en inondant le plateau des eaux tamisées douces. Une atmosphère ouatée enveloppe et protège les danseurs, alors que des scintillements sauvages empêchent le public d’embrasser d’un seul regard tout le plateau, le contraignent à se pencher sur les détails. Ce contraste est radical et subtil à la fois. Il facilite l’émergence de ce nouveau corps qui se forme par le contact total, dans la porosité des enveloppes corporelles. Les performeurs roulent les uns sur les autres, et ce rouleau compresseur les absorbe tous un par un. Une autre pièce de Boris Charmatz, Herses, une lente introduction, nous vient à l’esprit. Pourtant, ce tas de membres, cette masse fourmillante, ne fait pas naître l’image d’un charnier, avec sa sourde violence, mortifère. Il y va chez Meg Stuart d’une chose de plus organique, mue par une vie démesurée, autrement inquiétante: une force qui engloutit les corps, les fond dans un seul être qui tourne sur lui même et autour du plateau, avant de se dissoudre.

Comme si elle se souciait de ne pas complètement nous perdre, la chorégraphe retrouve pour le dernier mouvement de son opus un imaginaire plus attendu. Les danseurs sont en train de se recentrer dans des mouvements larges pour mieux se laisser en proies aux pulsations renouvelées du son. Les corps s’individualisent comme des centres de l’espace et des origines du système axial, d’où se déploient des oscillations sagittales, horizontales, verticales. Les vibrations de plus en plus rapides se transmettent dans les corps des spectateurs. Dans la lumière noire, elles charrient l’univers des rave parties. Et tout d’un coup, la pièce s’arrête net, de manière imprévisible: sans trop comprendre comment et pourquoi, les spectateurs sont encore dedans, pris dans des mouvements rythmés à 200bpm.

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