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Venise : une biennale à contretemps

PAndré Rouillé

Jamais Biennale de Venise n’aura sans doute recueilli un aussi large assentiment… contre elle. Les commentateurs les plus indulgents parlent de «Biennale entre deux eaux» (Libération, 16 juin), tandis que d’autres n’hésitent pas à titrer sur une «Biennale de Venise en panne de directions» et à reprocher sans ménagement au directeur Daniel Birnbaum sa sélection qui laisse perplexe à force d’être sans «préférences nettes, ni directions établies, ni nouveautés» (Le Monde, 5 juin).
Il est vrai que la problématique adoptée par Daniel Birnbaum — «Construire des mondes» — est inadaptée à l’époque présente et que ses propos traduisent un certain amateurisme, sinon une réelle désinvolture

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On souffre en effet de lire, dans une interview réalisée peu avant l’ouverture de la Biennale, les réponses de Daniel Birnbaum sur le registre: «Puisque beaucoup des œuvres présentées sont nouvelles, je ne sais pas encore exactement à quoi elles ressembleront» (artpress, juin 2009). Et, après avoir admis qu’une «telle expérience comporte le risque d’échouer», d’ajouter ce propos qui se veut rassurant, mais qui traduit en réalité un défaut de posture méthodologique : «J’ai bien sûr choisi les artistes en fonction de mon intérêt pour eux et de l’entière confiance que j’ai en leur vision».
On aurait préféré apprendre que les artistes ont été choisis en fonction de la problématique générale de la Biennale, et que le lien avec le directeur s’établissait plus sur le mode actif du dialogue que sur le registre personnel et mou de la confiance. En somme, deux conceptions du travail de critique et de la direction artistique.

Mais, c’est assurément plus encore la problématique choisie, «Construire des mondes», qui est la cause de l’échec de Daniel Birnbaum qui, en justifiant son choix, trahit son irréflexion : «On a tellement écrit sur la fin des choses : de la peinture, de l’art, du modernisme, de l’histoire, du sujet, du roman […]. Il est temps d’envisager la possibilité de construire de nouvelles réalités. Une biennale, en 2009, se doit d’essayer».
Le premier devoir du directeur de la Biennale aurait dû être d’apparier une analyse pertinente de l’époque avec une connaissance fine et circonstanciée de l’art.
Or, comment peut-on sérieusement prendre pour socle d’une démarche une imbécillité théorique — «la fin des choses» —, en se fixant pour objectif d’en proposer une alternative ou un dépassement. Le dépassement d’une bêtise ne peut être qu’une bêtise plus grosse encore, en l’occurrence une biennale ratée. La réalité des œuvres est en quelque sorte venue sanctionner le déficit de pensée, ou résister aux prétentions d’une pensée-gadget.

Mais, comme une bêtise ne vient jamais seule, Daniel Birnbaum persiste en confiant à l’art une mission doublement erronée : «construire des mondes», et de surcroît le faire à contre temps de la situation présente de crise profonde et vaste du système économique et social mondial.
Est-il nécessaire de rappeler que l’art ne construit pas des mondes. Il peut à la rigueur «faire des mondes» selon le titre du célèbre ouvrage de Nelson Goodman, peut-être en inventer, assurément en imaginer, mais les œuvres font surtout voir, entendre et ressentir des forces invues, inouïes et insensibles du monde. L’art n’est un constructeur de mondes, il est capteur des forces souterraines du monde, et intercesseur vers des mondes à venir.

La posture, quand il s’agit de concevoir une manifestation artistique comme la Biennale de Venise, ne devrait donc pas consister à prendre le contre pied de conceptions fatiguées — «la fin des choses» —, et à leur accorder ainsi une attention qu’elles ne méritent pas. La posture devrait au contraire consister à adopter une problématique assez forte, assez pertinente et assez arrimée à l’état présent du monde pour convoquer des artistes et des œuvres susceptibles de produire, par les moyens de l’art, des visibilités singulières sur le monde tel qu’il devient.

Daniel Birnbaum fait exactement l’inverse : il ignore totalement la crise, qui est pourtant une donnée majeure dont il importerait de mesurer comment elle travaille aujourd’hui les œuvres, et de cerner quelques unes des forces qu’elles traduisent en formes esthétiques.
Il ne s’agirait évidemment pas de rassembler des œuvres dont le sujet serait la crise, mais des œuvres DE crise, des œuvres produites en état de crise, travaillées dans tous leurs aspects par la crise.

Et cette impasse pure et simple faite sur la crise, cette mise entre parenthèses de la force socialement signifiante des œuvres, ne résulte pas seulement d’un déficit conceptuel. Elle obéit à une nette volonté de changer d’air, de sortir du noir, de positiver. Quand le monde s’écroule, soyons positifs : construisons des mondes…
En guise de justification, Daniel Birnbaum mobilise même son itinéraire personnel : «J’ai réalisé l’année dernière une exposition intitulée Saturne et la Mélancolie que certains ont sans doute trouvé un peu lugubre. Il est temps d’envisager la possibilité de construire de nouvelles réalités».

Eh bien non. L’échec de la Biennale sonne comme le désaveu salutaire par les œuvres elles-mêmes d’une pensée engourdie par le spectacle, par la volonté de faire ludique, festif. Une pensée assurément moins attentive à l’esthétique et aux résonances des œuvres avec le monde qu’aux impératifs commerciaux d’une grande manifestation internationale d’art soumise à des enjeux économiques, touristiques et de concurrence sur la scène mondialisée de l’art.

Sacrifier l’art au tourisme, c’est une autre manière d’être à contretemps.

André Rouillé.

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés au contenu de l’éditorial.

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