ART | INTERVIEW

Valérie Belin

Les clichés distancés de Valérie Belin chroniquent notre époque à travers les apparences. Photos sur l’identité plutôt que photos d’identité, ses dernières séries permettent de radiographier sa pratique.

Interview
De Valerie Belin
Par Pierre-Évariste Douaire

Pierre-Évariste Douaire. J’ai toujours considéré votre travail comme interrogeant les apparences. Vous interrogez de façon profonde la superficialité des choses et des êtres.
Valérie Belin. Depuis le début je me suis attachée à la surface des choses et même lorsqu’il s’agissait d’un visage je m’intéressais avant tout à sa surface. Ce qui se manifeste à la surface des choses est essentiel. Cette surface n’est pas montrée juste dans un but superficiel ou décoratif.

Pour moi, vous êtes une photographe de la nature morte, même dans vos portraits.
Je ne sais pas si on peut employer ce mot qui appartient à une tradition picturale et à l’histoire de l’art, mais, de par ma proximité aux processus, aux modes photographiques, il y a un arrêt du temps, une pétrification du temps, de la vision et des choses. Par exemple, avec la série des « Voitures accidentées », ce qui m’a intéressé c’est qu’elles étaient déjà une première fois pétrifiées par le choc de l’accident et une deuxième fois par la photographie. En cela, on peut parler de nature morte. Même les êtres vivants sont pris dans un entre-deux, ils sont entre l’animé et l’inerte. Le réel dans mon travail est monumentalisé, il devient comme une sculpture, je ne suis pas du tout dans l’enregistrement d’un flux, dans l’image-mouvement.

D’ailleurs vos séries se limitent à quelques clichés seulement.
Ce sont des séries assez limitées, les images sont toujours hors du temps, hors des narrations. Le temps ici est comme arrêté. Le fait qu’il y ait peu d’images mais néanmoins des séries, est une façon d’appuyer la démonstration, de rendre plus visible le processus qui se passe dans une image. C’est presque une variation sur un motif.

Vous n’êtes pas en dehors du temps, vos images nous parlent de notre société et du culte qu’elle rend au corps, que ce soit la série « Bodybuilders » ou celle des « Jeunes mariées marocaines ».
Les êtres ou les choses que je choisis de photographier nous concernent, en tout cas me concernent. Le traitement photographique que j’adopte décontextualise les choses: on ne voit pas les préparatifs du mariage, le concours de bodybuilding, l’entrepôt où sont stockés les mannequins que je photographie. On est plus du côté de l’icône que de l’enregistrement. C’est par cette décontextualisation que les images deviennent hors du temps et qu’elles se rapprochent plus de l’icône que du document.

Vous parlez souvent d’art minimal pour vos photos, alors que je les vois Pop. Plus exactement, elles me rappellent Warhol avec ses Car Disasters, ses sérigraphies argentées ou les icônes que sont les Marilyn.
Je suis complètement d’accord avec ce rapprochement avec Warhol. Bien sûr. Parce que d’abord il ne reste plus que l’objet. Il n’y a plus que l’objet. On peut dire que chez lui c’est le sujet qui fait la photo, ça fonctionne comme ça chez lui. Mais quand je dis « minimal », c’est plutôt dans le traitement de l’image, il y a une espèce de minimalisme dans l’image. J’ai envie d’une impression immédiate, au premier abord, qui peut se complexifier par la suite.

J’étais resté dans une acception d’une photo sans qualités.
Alors là non, je ne suis effectivement pas du tout dans cette définition de la photographie.

Vous ne faites pas des photos d’identité mais des photos sur l’identité, avec toujours le souci de faire une photo avec une touche qui vous est propre.
Je ne me situe pas du tout dans la situation d’un observateur, je dis souvent que je suis au centre de mes images, c’est peut-être pour ça que l’on reconnaît mon travail. Je ne propose jamais des sujets-prétextes, mais toujours des choses que je ressens et que je veux transmettre. Il y a une sorte de constance dans le choix des objets et dans le traitement que je leur inflige : cette espèce d’appropriation que j’opère sur eux. Dans ces photographies, un effet de présence est lié avec un effet d’absence, l’un ne marche pas sans l’autre. La surface est importante, comme vous disiez, mais l’image aussi. Ce qui importe pour moi, est que la photographie soit là, qu’elle s’impose dans sa matérialité.

Chez vous les grands tirages ne sont pas usurpés, ils ont du sens.
La photographie m’intéresse dans toutes ses dimensions et notamment dans ses dimensions d’objet photographique. La qualité d’un grain, de la lumière et de l’effet qu’elle produit au final sont des éléments sur lesquels je travaille énormément. Mon travail n’est presque que cela, comme un peintre pourrait le faire avec sa peinture. Dans mon rapport au minimal, je pense à un peintre comme Ryman qui n’est préoccupé que par le blanc et la façon dont on l’étale sur la toile et les effets qu’il produit. J’ai une façon de travailler la photo qui est de cet ordre là. C’est relativement peu courant, énormément de personnes utilisent maintenant la photo, mais pas de cette manière-là.

Vous rester à la surface, vous écumez les peaux, vous êtes dans l’inframince, vous rester à la lisière, mais pénétrez profondément votre sujet.
Au début je me suis attachée à photographier uniquement des objets, pas du tout des êtres, et en plus des objets d’apparat — des cristaux, des miroirs, des plateaux d’argent, etc. A cette époque tout fonctionnait de façon métaphorique, ces objets étaient presque comme un substitut d’être. Au-delà de ça, ce n’était pas tellement des photos d’objets que je voulais mais des photos du spectre lumineux de ces objets. Il y a une désincarnation totales des objets qui fait que l’on échappe à l’aspect anecdotique que pourrait avoir ce type de photographie. Dans les premières photos d’argenterie on a l’impression d’être devant un négatif, on ne sait plus si c’est un négatif ou un positif tellement l’objet a été désincarné, vidé de tous les reflets anecdotiques. Dans les miroirs on voit l’ensemble comme une radiographie de l’objet.

Par contre dans les « Acteurs » vous avez utilisé de la couleur.
La couleur s’est imposée dans cette série, car elle était destinée à être montrée dans le Château d’Azay-le-Rideau à l’intérieur de caissons lumineux. Pour moi, c’était comme une évidence d’utiliser la couleur dans ce contexte. J’avais réfléchi au lieu en termes d’installation plutôt que d’objet photographique. Il y avait un jeu avec le décor du château, un contrepoint de lumière. Par contre les « Chips » ont été photographiées en ektachrome couleur, à la chambre 20 x 25 cm, parce que je voulais obtenir un noir et blanc impossible à obtenir en prise de vue noir et blanc. Le passage par Photoshop m’a permis de dénaturer les couleurs originales pour avoir des gris et des noirs que je n’aurais pas pu avoir autrement. Tout cela est de la cuisine, mais maintenant la question de la couleur peut se poser pour moi. Jusqu’à présent le noir et blanc était tellement évident qu’il s’imposait de lui-même sans même que le ne me pose la question de la couleur. La métamorphose que j’opère sur les objets avec la photo est vraiment liée au matériau photographique qui se confond depuis les origines avec le noir et blanc. La couleur montre de la couleur avant de montrer de la matérialité, de la lumière, de la transparence. La couleur des objets n’était pas une dimension que je voulais interroger dans mon processus, alors que leur matérialité, le grain de la peau, la lumière, étaient essentiels dans mon travail, voilà pourquoi le noir et blanc s’est imposé à moi. Toutefois mon travail est en perpétuel évolution. Pourquoi pas, un jour, donner de l’importance à la couleur, voire la travailler d’une manière luministe ou monochrome.

Votre dernière série « Chips » n’est pas sans évoquer Warhol encore une fois, même attirance pour la marque et pour ce qui brille.
Les paquets de chips découlent des « Sosies » de Michael Jackson, des « Masques », des objets comme cela, vernaculaires, sans noblesse apparente mais non pas sans qualités. Mon travail est toujours très pragmatique, et un jour, dans une errance, je suis tombée sur ces objets qui m’ont interpellée avec leurs qualités quasi-picturales et physiques. Au-delà du contenu, quand on voit les photos on ne sait plus très bien de quoi il s’agit tellement la métamorphose est opérante. Les chips en soi ne sont pas très intéressantes, mais elles sont sans qualité et ça, par contre, ça m’intéresse. Cet objet de consommation courante était intéressant à transformer en quasi monochrome, ça m’intéressait de faire ce basculement comme j’avais pu le faire avec les objets kitsch de Venise, des années auparavant. Ce qui est important pour moi, c’est que ces paquets avaient des qualités particulières, à la fois ils étaient grands et très colorés avec des graphismes très exubérants et relativement plats en volume. En photographie, en agrandissant le paquet et en supprimant la couleur, on arrive à une qualité plane réelle. On passe d’un format petit à la taille d’une affiche, et ceci n’est possible que grâce aux qualités de l’objet, on ne peut pas rajouter ces qualité après coup. D’une façon générale je vais toujours à l’essence de l’objet, mais toujours en exagérant ses potentialités grâce à la photo.

Toutes vos séries sont des masques, pourquoi le redire si simplement avec les « Masques » ?
L’idée de masque est présente depuis que je photographie des visages. Ce qui m’intéressait dans les « Masques », c’était l’aspect grotesque. Je n’avais jamais pu travailler cet aspect auparavant. Quelque part ils font peur.

Un peu comme les « Sosies » de Michael Jackson qui font froid dans le dos.
C’est un prolongement direct de cette série, sauf qu’il ne reste plus que le masque, il n’y a plus le corps. C’est assez radical, plus brutal que d’autres séries. Néanmoins, je trouve que c’est un travail assez spécifique qui peut éclairer d’autres travaux de façon rétrospective, je le revendique complètement et je l’aime beaucoup. Je n’avais pas envie d’interroger le masque en général mais plutôt ce type de parure grotesque, fausse et monstrueuse. Je voulais interroger ces trois thèmes qui sont présents mais diffus dans d’autres travaux. Un climat général, un cynisme ambiant pendant la seconde guerre d’Irak, m’a poussé à m’intéresser à ces thèmes. Mais, en même temps, ce climat n’explique pas à lui seul l’émergence de ces thèmes.

Vous travaillez sur quel genre de série actuellement ?
Pour l’instant je ne peux pas tellement m’engager à en parler… mais probablement des portraits… des objets aussi, les deux de front.

Valérie Belin expose ses travaux à la galerie Xippas jusqu’au 19 février 2005. Lire l’article sur l’exposition de Valérie Belin

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