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Urbanités 02

Elisa Fedeli. Les cultures urbaines peinent à trouver leur légitimité dans le milieu artistique et ce, en dépit de l’excellence que l’on y trouve. Quelles en sont les raisons, selon vous? 
Serge Malik. Les cultures urbaines n’ont encore aucun lieu de validation et ne produisent ni littérature analytique, ni critique, ni historiographie, à l’exception du graff’ où Martha Cooper et Henry Chalfant ont fait office tout à la fois d’historiens et de critiques. Sans eux, il n’y aurait aucune trace par exemple des pièces de A-One, de Dondy et des premiers travaux de Futura. Ce n’est pas une histoire simple à raconter. C’est pour cela qu’aujourd’hui, 40 ans après sa naissance, on veut étudier ce mouvement qui a vu naître et évoluer un certain nombre de disciplines. 
Les cultures urbaines sont avant tout pratiquées ou diffusées dans la rue. Autre singularité, ce sont souvent des techniques qui évoluent en disciplines, comme le pochoir et la mosaïque. L’intervention dans le contexte urbain de ces artistes n’est pas évidente car elle n’est pas obédiente. Même si, aujourd’hui, on s’accorde pour dire que c’est de l’art, essayez de graffer devant un policier! On parle de pollution visuelle alors que, toute la journée, on nous met sous le nez des publicités géantes, avec des mecs en slip! Le graff’ reste illégal et certains finissent au trou pour cela. Cela s’explique par le fait que ces pratiques sont considérées comme produites par des sous-cultures. 

Pourtant, j’ai l’impression que, depuis quelques années, le street art est à la mode sur le marché, avec des ventes aux enchères et des galeries spécialisées. Ne faut-il pas y voir un début de reconnaissance? 
Serge Malik. Pourquoi? Parce que JonOne a vendu une œuvre à 50 000 euros? Quand il atteindra les chiffres de Jeff Koons, on en reparlera! Art Curial fait deux ou trois ventes par an mais faites le compte de ce que cela vaut! Il y a bien quelques galeries — comme Magda Danisz, Lefèvre, Graff’Art, Taxi — mais ce n’est rien sur la totalité des mille galeries qui existent à Paris. Il faut arrêter de dire que c’est en route, sous prétexte qu’il y a de temps en temps un artiste qui émerge dans une vente aux enchères. J’attends autre chose: qu’on demande par exemple à Marco93 de faire des performances à la télévision à une heure de grande écoute, car c’est un sacré génie! Quand on pense qu’un artiste comme Futura n’a aucune reconnaissance hors de son milieu, alors qu’il travaille dans la lignée de Kandinsky et de Pollock! Il faut arrêter de repousser les évidences dans les marges!  
 

Bernard Fiou. De plus, sur le marché, on voit beaucoup de choses… Certains amateurs ne savent pas reconnaître la qualité des œuvres et en viennent à acheter des contrefaçons. 

La Fondation Cartier avait organisé en 2010 une exposition sur le graffiti, «Né dans la rue». Qu’en aviez-vous pensé?  
Serge Malik. La Fondation Cartier a le mérite d’avoir fait cette exposition mais il y avait une contradiction formelle: à l’intérieur, vous aviez Dondy, A-One, Futura, JonOne ; à l’extérieur un mur laissé libre pour n’importe quel jeune qui passait par là. On ne se donne pas la peine d’expliquer au public qu’il y a une différence de fond et de forme entre ce qui se passe à l’intérieur et à l’extérieur: certes, on est dans les mêmes pratiques mais seul ce qui est à l’intérieur a été choisi par l’effet d’une œuvre critique. Les visiteurs repartent ainsi avec une idée fausse. Ils se disent que c’est sympathique d’avoir donné ce mur à des gens qui font de l’art mais que c’est quand-même de la sous-culture! 

En quoi les cultures urbaines sont-elles singulières par rapport aux formes habituelles de la culture?
Serge Malik. Ce sont des pratiques de masse, ce qui les rend incompatibles avec le cadre habituel de la culture, qui est élitiste et confiné au financement public. En France, c’est l’Etat qui subventionne l’art et la culture. Dans les cultures urbaines, les gens se débrouillent et créent tous seuls. Or, ils apportent en terme d’avant-garde un souffle neuf, des ruptures esthétiques permanentes et fulgurantes. 
Il y a dans les cultures urbaines des échanges de bonnes pratiques, à l’opposé total de la Main stream qui tient absolument à ce que la culture reste élitiste. Les cultures urbaines bénéficient de subventions par le biais d’associations mais on leur consacre seulement des cacahuètes! On saupoudre juste un peu de laudanum pour que les gens ne se fâchent pas! Or, la culture, c’est la plus grande aspiration des gens et les gens qui vivent dans les banlieues sont aussi culturels que ceux qui vivent en ville! Même plus!
Aujourd’hui, si on veut ouvrir son esprit, il faut être à l’écoute de ce qui se produit dans l’air du temps au sens large du terme. Les cultures urbaines ont cette fonction. Il y a une émergence permanente. C’est une vraie révolution. 

Les cultures urbaines sont omniprésentes dans notre société par le biais de la mode, de la publicité, de la musique,… 
Serge Malik. Oui, vous êtes dans un univers qui appartient à votre culture et vous imprègne, avec des vêtements, des sons, etc. Personne n’a jamais évoqué la masse économique que représentent les cultures urbaines dans le monde aujourd’hui. C’est curieux, c’est un volet que l’on n’ouvre jamais. Si les gens réalisaient combien cela rapporte! Pour le moment, on ne voit que le rap. Si on valorisait toutes les cultures urbaines à leur vraie valeur, cela ferait vivre des milliers de familles en France. Au lieu de cela, les prestations restent bénévoles ou mal payées la plupart du temps. 

Bernard Fiou. Les pionniers, qui ont inspiré plusieurs générations et qui ont aujourd’hui une quarantaine d’années, ne vivent pas de leur art et sont obligés de faire des petits boulots. 

Serge Malik. C’est comme si Noureev demandait à travailler à la Poste, car il n’a pas d’autre choix.
Cet état des lieux soulève des questions importantes: pourquoi réduit-on les jeunes de nos quartiers à leurs problèmes sociaux, alors qu’ils font preuve d’une immense créativité artistique?
Comment le Hip Hop n’est-il pas devenu un vecteur d’éducation aujourd’hui? Comment, dans l’Education Nationale, n’a-t-on pas encore compris que les gamins ont des passions dévorantes pour ces pratiques et que l’on pourrait les utiliser comme vecteur pour d’autres acquisitions?
Comment est-on à ce point dans l’indifférence, alors qu’il y a une vraie demande de lieux de validation?

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L’interview «Urbanités» 02