ART | CRITIQUE

Uploloload, Eloge de la réalité diminuée

PFlorent Jumel
@06 Déc 2012

A la galerie 22,48m2,  l'exposition "Uploloload, Eloge de la réalité diminuée" conçue par les commissaires Maxence Alcade et Caroline Delieutraz nous invitent à une réflexion sur la relation de l’artiste au numérique et sur notre propre rapport au virtuel. Sept artistes se jouent des usages sociaux, des représentations et des codes issus du numérique qui conditionnent notre rapport au monde et au réel.

Alors que Médiamétrie publie un rapport selon lequel 87% des internautes français sont connectés tous les jours sur la toile, l’ONU reconnait en 2012 pour la première fois l’accès à internet comme un droit fondamental, au même titre que d’autres droits de l’homme. Le net est un aspect de la construction esthétique, économique, politique et idéologique de nos sociétés. C’est dans cette conjoncture que l’art s’empare de ce nouveau langage, en expérimentant les différents codes du réseau, tant culturels et sociaux que technologiques. «Uploloload» procède à l’invraisemblable mais possible déplacement de l’usage du numérique de sa fonction originale.

Il est intéressant de considérer l’exposition d’oeuvres étiquetées «Art numérique» dans leurs rapports aux modes d’implication du public. Il s’agit alors, face à ces productions, de se positionner en tant que sujet existant dans deux univers aux frontières incertaines. Monde sensible vs SecondLife. Les pièces présentées instaurent de nouvelles formes de monstration et d’interprétation qui tiennent plus d’un dialogue saisi sous l’angle de la transmission et de la propagation que du contemplatif.

Lorsqu’Aram Bartholl présente, cimentée sur le mur extérieur de la galerie, une récurrence du projet Dead Drops, soit une clé USB prête à l’emploi offerte aux passants, c’est bien de réception dont il s’agit. Alors que les flux de communication et d’échanges rivalisent de rapidité et de technique, le «Dead Droping» consiste à partager des données en investissant l’espace public, insérant des clés USB dans les rues du monde entier. Réseau d’échange alternatif, son caractère confidentiel réinvestit d’une charge physique et émotionnelle le transfert de données. Il devient en conséquence plus simple d’échanger dans un environnement dépourvu de cadres si déterminants dans la hiérarchisation de la diffusion et de la réception de l’art.

Thomas Cimolaï provoque la friction de la contemporanéité d’une technique avec l’imagerie primitive et viriliste du trophée, du totem guerrier. Comme vidé, désubstantialisé, un leurre de machine de guerre repose au centre de l’espace. Provenant de la série des Trophées du 6e continent, Tête de Faucon de nuit F117 figure par impression sur bâche le patron d’un avion militaire issu de jeux vidéos. Ce travail, situé du côté de la désacralisation et du morbide, opère avant tout d’un point de vue plastique et formel.

Au premier regard, le travail de Soraya Rhofir fonctionne comme une madeleine de Proust. Il semble nous apparaître une imagerie familière, celle des «clipart» qui accompagnait nos premiers pas sur le net. Cette installation, produite pour l’exposition, semble formellement osciller entre art cinétique et art abstrait. Ce sont des jpg à faible résolution qui sont glanés sur le net puis travaillés, transformés, agrandis jusqu’à prendre forme dans des compositions plastiques. L’artiste fait ici appel à un graffeur professionnel pour reproduire à l’identique les dégradés de couleurs à la bombe aérosol sur le support en bois.
Le travail présenté évoque irrémédiablement un Claude Closky dans l’humour et dans la démarche de classification d’une grammaire de notre environnement, jusqu’à en dégager un propre langage. Avec Chakra Skydancing, Soraya Rhofir procède à un renversement du statut de l’image, alimentant la confusion dans la réception de l’œuvre, entre réplication, circulation et distribution.

Google Marques-Pages
pourrait être un énième service proposé par le géant du net, c’est pourtant le titre de l’installation de Caroline Delieutraz. Accroché au mur de la galerie, un écran diffuse un tutoriel. A sa droite, une étagère présente quelques ouvrages manifestement empruntés à une bibliothèque publique. Tous possèdent un marque-page. L’artiste mène depuis plusieurs années des recherches sur le rapport du net au réel et à sa contamination. Elle donne, avec beaucoup de dérision, une importance toute particulière au détournement et à la déconstruction d’une iconographie contemporaine du virtuel. Ses travaux trouvent souvent leurs sources sur la toile et pénètrent le réel à la manière d’un révélateur.
Pour « Uploloload », Caroline Delieutraz se réapproprie l’outil Google et en invente un nouvel usage. La publicité contextuelle habituellement générée à partir du contenu de vos mails ou de vos recherches est détournée, associée à des titres d’ouvrages littéraires. Quelle publicité sera proposée par Google pour Rêve d’Enfer de Flaubert? C’est ce que le tutoriel s’emploie à nous montrer, le contenu publicitaire est prélevé, travaillé, ordonné, photoshopé, imprimé puis plastifié jusqu’à produire des marques-pages bien spécifiques à leurs ouvrages de destination. Ces bouquins sont ensuite distribués dans les bibliothèques, munis de leurs «marques-pages publicitaires», tel un pop-up rematérialisé.

La production dynamique du Net saisie comme une activité collective est motrice de comportements et de langages persistants dans le réel. Les LOL et autres MDR ne sont-ils pas les exemples d’un encodage dans le réel de contenus purement numérique? Arnaud Cohen en présentant ses Smiley revanchard (smiley à la francisque), révèle les enjeux collaboratifs et relationnels des codes issus d’internet.
Collées sur trois ardoises circulaires, des pièces de monnaies dessinent les traits des fameux smileys. Substitut d’émotions, ils révèlent leurs véritables visages lorsque l’on identifie la monnaie, utilisée sous le régime de Vichy. La charge morbide et historique est ici trop forte. Elle écrase alors toute possibilité autre que de situer cette œuvre dans son rapport à une tragédie humaine collective. Comme un appel à la vigilance, les trois smileys rieurs se transforment en autant de memento mori, témoins de l’impossibilité de toujours trouver refuge dans une réalité augmentée.

Google Earth Movies est une vidéo à la bande sonore intrigante mais parfois familière. Les deux artistes, Emilie Brout et Maxime Marion semblent nous inviter à une exploration du monde sur le net. La caméra propose une déambulation dans des paysages très variés, qui se construisent devant nos yeux. Très rapidement, la bande son aidant, nous réalisons que nous sommes face à des extraits d’une sélection de films. Provenant de la culture cinématographique populaire, ces films sont matérialisés par le service Google Earth. A l’image, seuls demeurent les décors, précisément choisis en fonction des plans et des mouvements de caméras du film original.
Nous voici donc plongés au Vietnam dans Apocalypse Now sur la célèbre «Chevauchée des Walkyries» de Wagner. Le protocole est poussé jusqu’à l’absurde lorsque Google Earth peine à générer les paysages et offrent des vagues de pixels qui s’entremêlent. Rien de parodique pourtant, il s’agit bien d’une narration qui nous transporte avec dynamisme dans une séquence dont nous sommes le héros.

Si les artistes s’emploient à re-matérialiser l’immatériel, à incarner des objets qui ne s’appréhendent pas, c’est pour nous inviter à la compréhension d’un monde plus intime. Après une immersion dans «Uploloload» ou comme le dit Maxence Alcalde, dans un monde off-line incapable d’égaler la «luxuriante réalité-augmentée», il apparaît en négatif une réflexion autour de l’existence du sujet et de la trace, en écho au désir profondément humain d’élaboration d’une réalité à l’image des aspirations de chacun.

Å’uvres
— Aram Bartholl, Dead Drops, 2010/2012. Installation dans l’espace publique, 30 rue des Envierges, Paris, clef USB, manifeste Dead Drops en format numérique, ciment.
— Thomas Cimolaï, Tête du Faucon de nuit F117 – Spécimen d’exception, Trophées du 6e continent 2010/2011. Impression numérique sur toile plastique, 200 x 160 x 180 cm.
— Arnaud Cohen, Excavation – Smiley revanchard (smiley à la francisque), Vampire Smile, Rotten Apples, Nazi Wink, 2011. Ardoise et pièces de monnaies anciennes en aluminium, 30 cm de diamètre.
— Emilie Brout, Maxime Marion, Google Earth Movies, 2012. Vidéo, 18min10.
— Caroline Delieutraz, Google Marque-pages, 2011/2012. Installation, livres de bibliothèque, marques-pages contextuels, étagère, tutoriel vidéo.
— Soraya Rhofir, Chakra Skydancing, 2012. Installation, 5 éléments mobiliers «Avalon», bois peint à la bombe, impressions numériques sur vinyle adhésif, collages.

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