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Unreal Scene

PRoland Cognet
@12 Jan 2008

Unreal Scene de Liu Jianhua inaugure la « saison chinoise » de la galerie Paul Frèches. L’installation, centrée sur un curieux plan en relief de Shanghai, développe une vaste critique des bouleversements que connaît la Chine aujourd’hui.

Voici une œuvre qui ne laissera pas les spéculateurs immobiliers indifférents. L’installation Unreal Scene de l’artiste chinois Liu Jianhua constitue en effet un curieux plan en relief de Shanghai. Au centre de la pièce, sur des plateaux en métal dont la découpe reprend les limites administratives de cette mégapole chinoise, l’artiste a dressé des piles de jetons de casino. Juxtaposées et de différentes hauteurs, elles sont une évocation assez précise de la densité urbaine et de la nature des édifices de Shanghai : de très hautes tours sont agglutinées de part et d’autre du fleuve Huang-p’ou qui est la seule partie du plan de Liu Jianhua laissée en réserve. Si la topographie de la ville est scrupuleusement respectée, l’artiste n’a pas poussé son souci documentaire au point d’indexer la valeur des jetons sur le prix du foncier, variable selon les différents quartiers de la ville.
Aux murs, deux grandes photographies volontairement pauvres, parfois déformées, tirées sur papier et simplement punaisées, reprennent cette analogie en confrontant, en une succession de plans, un skyline de jetons et celui de Shanghai. Elles sont peut-être un peu redondantes, mais elles traduisent la volonté de l’artiste d’occuper tout l’espace.

Ce n’est pas la première fois que Liu Jianhua aborde la question de la ville. Représentant la Chine à la Biennale de Venise en 2003, il aurait dû exposer (mais la grippe aviaire en a décidé autrement) un plan en relief de Venise où les édifices auraient laissé la place à des objets banals en céramique blanche bleutée. C’était dans ce matériau traditionnel, qu’il maîtrise parfaitement, qu’il avait déjà produit Reflection-Mirror Illusion, le reflet ondulant d’un skyline réunissant les grands buildings ayant récemment poussé dans les villes chinoises.
La critique de la ville contemporaine est largement partagée par les artistes chinois. Que l’on songe aux photographies de Weng Fen qui montrent une petite fille, vue de dos, assise sur un mur, en train d’observer la croissance urbaine et la dynamique uniformisatrice du progrès. Contrairement aux avant-gardes occidentales, de l’Impressionnisme à la Nouvelle Vision, les avant-gardes chinoises ne sont pas fascinées par la modernité urbaine. C’est que la révolution urbaine chinoise est trop rapide. Elle balaie l’habitat traditionnel. Sauvage, incontrôlée, elle marque la victoire de l’économique sur le politique, la prééminence de l’intérêt personnel sur le vivre ensemble. Contrôlée par une élite sociale, la ville devient objet de spéculations qui renforcent les inégalités. Unreal Scene de Liu Jianhua entend ainsi dénoncer ce devenir financier et spéculatif des grandes villes chinoises en général et de Shanghai en particulier. Le choix de Shanghai n’est pas anodin. C’est là que l’artiste vit et travaille. Surtout, cette ville fut un haut lieu de la spéculation dans les années 1920. Renouant avec son passé, elle illustre la conception cyclique du monde qui est chère à l’artiste.

Liu Jianhua aurait pu empiler des pièces de monnaie. Pourtant, celles-ci, cuivrées, argentées ou dorées, possèdent une certaine noblesse. Ce qui n’est pas le cas des jetons en plastique aux couleurs vives des casinos. Car la critique politique et sociale de Liu Jianhua débouche sur une critique de la culture et des valeurs. La croissance économique, l’enrichissement rapide et le consumérisme entraînent une disparition du spirituel et une dépréciation de la culture. Ils favorisent l’essor du mauvais goût attiré par le toc, le tape-à-l’œil ou la pacotille, en un mot, par le kitsch qui est « une négation des exigences culturelles, d’où qu’elles viennent et quelles qu’elles soient, au profit d’une satisfaction immédiate des goûts, réputés vils, du plus grand nombre » (Denys Riout, Qu’est-ce que l’art moderne ?, Folio/Essais). Unreal Scene et son accumulation cheap et bariolée de jetons semble ainsi approfondir le gaudy art, tendance de l’art contemporain chinois dont Liu Jianhua ne fut jamais très éloigné, qui caricaturait déjà dans les années 1990 le mauvais goût du nouveau matérialisme chinois.
Enfin, les jetons de casino évoquent aussi la précarité du jeu de hasard, le retournement brusque de situations apparemment favorables. Ils renvoient ainsi à l’ambivalence du progrès, ou selon l’artiste, à la « double nature » de toutes choses.

Liu Jianhua
— Unreal Scene, 2005-2007. Plastique, acier, colle. Dimensions 140 x 180 x 89 cm.
— 2 tirages Lambda, dimensions 139 x 183 cm et 98 x 254 cm.

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