DANSE | CRITIQUE

Une Pièce mécanique

PNicolas Villodre
@06 Mai 2009

Cet opus ne joue pas les starlettes, les m’as-tu-vu, ne roule pas sa caisse, pas plus que les mécaniques. Au contraire, il fait dans la discrétion. Ce, dans tous les sens du terme : avisé, délicat, modéré, mystérieux, léger, pondéré, réservé — ce qui ne veut pas nécessairement dire effacé. Au sens linguistique également, qui est celui de différentiel...
 

Les dynamiques Nadine Massaro et Sophie Herbin tentent, depuis lurette, de maintenir un niveau d’exigence en matière d’enseignement et de monstration de la danse à Champigny. Elles ont eu l’idée de programmer la dernière création de Geisha Fontaine et Pierre Cottreau, dans le cadre de la Biennale du Val de Marne.

Le duo de chorégraphes s’est adjoint pour l’occasion l’aide d’un créateur et développeur de programmes d’ordinateur, David Olivari, d’une charmante informaticienne, Stéphanie Le Fresne et d’un artiste plasticien, Dominique Blais, qui a conçu les objets rampants non identifiés qui font leur entrée en scène, chacun à tour de « rôle », s’accumulent et finissent par constituer, au choix : un musée du design, un magasin d’aspirateurs ou une villa à la Tati — le cinéaste, pas la friperie. Le cas échéant, ces animaux domestiques sortis d’une électroménagerie teintée de S-F (et pas du tout SM) viennent se fourrer dans les pattes des deux jeunes danseurs torse et pieds nus, le blondin Alexandre Da Silva et le barbichu Simon Nemeth.

Au-delà de sa fluidité indiscutable, la chorégraphie produit une certaine discontinuité, avec des apparitions fantomatiques incessantes d’objets ou de formes à la fois évidents et surprenants, des changements progressifs de tonalités lumineuses et d’« ambiances » sonores « lounge », électro, rehaussées d’effets de basse et de médium continus et de sprechgesang exsangue.

La première rupture, séparation ou distinction se réalise entre des interprètes de la « vieille école », deux danseurs « vivants », en chair et os — vers la fin de la pièce, ils semblent avoir été programmés par les chorégraphes pour mimer une sorte de révolte contre les objets envahissants — et des robots tout aussi gracieux, auxquels il ne manque que la parole — il a été dit dans le débat entre les auteurs, les interprètes et Rosita, à l’issue de la représentation, que la différence entre le sujet et l’objet est que l’homme crée ce dernier : rien n’est moins sûr avec la dernière génération de robots japonais, capables, paraît-il, également de « créer » et même de procréer.

Du travail d’horlogerie qui a permis de produire, dès le 18è siècle, quantité d’automates ou de poupées mécaniques programmés pour exécuter de véritables chorégraphies jusqu’à celui de programmation de formes mouvantes, de traces dans l’espace, de gestes, virtuels ou non, synthétiques ou pas, en passant par les « performances » des années 60-70, on a pu expérimenter en tous sens l’élargissement des bases du spectacle de danse.

On se souvient par exemple de l’expérience de scénographie, de théâtre musical, de ballet de lumière sans danseurs, Feux d’artifices, œuvre plastique, cinétique, conçue en 1917 par Giacomo Balla pour les Ballets russes de Diaghilev, dans laquelle une musique de Stravinsky était associée à des formes abstraites mouvantes se déployant comme des automates, pièce qui fut reconstituée lors de l’exposition « Futurismo 1909-1926 », organisée en 2003 à Ixelles. Qui n’a pas entendu parler du Ballet mécanique (1924), film également d’esprit futuriste, réalisé et monté, à l’image près, par le peintre Fernand Léger ? Du décor de Relâche de Picabia ? Du Vormittagsspuk (1928) de Hans Richter ? Des bonshommes d’Oskar Schlemmer ? Des collaborations abstraites Emshwiller-Nikolais ? Ou encore de l’expérience fascinante du Biped (1999) de Merce Cunningham ?

Les chorégraphes et leurs collaborateurs ont travaillé avec jugeote, réserve, mesure, retenue, discernement, et ont exclu tout élément hystérique, faussement lyrique, bruyant, anecdotique, narratif, représentatif. Ils ont cherché à voir, précisément, où commence et, surtout, où finit la danse.

Ils ont bricolé avec un vocabulaire finalement pas très éloigné de celui de la danse baroque « des diagonales, des unissons, des canons, des sauts, des étirements de ressorts métalliques, des glissades de boîtes et de pistons, des déboulés de vis et de chevilles, des tours, et des tours de roues dentées ».

Les sculptures élémentaristes en noir et blanc de Dominique Blais, à base de cercles ou de sphères, de triangles ou de pyramides, de rectangles en forme de trou du souffleur, sans « mobile » apparent, d’éventail en tulle, d’épouvantail, de colonnes doriques ou de portemanteaux, composent un univers singulier, pas si inquiétant ou austère que cela.

Les fanions, qui ont l’air de portes de slalom géant ou de piquets de corner, prennent la tête du cortège. Les objets défilent tranquillement, forment une ronde, un manège, un carrousel napolitain ou, mine de rien, un petit cirque calderien — une parade comme celle du ballet d’objets du même nom (1917). Ils sont programmés et commandés à plus ou moins brève échéance, à plus ou moins longue distance — les danseurs les toisent, les effleurent, les portent quelquefois, créent une interaction avec eux ou ébauchent même des pas de deux, il faut bien dire, de nature tératologique.

On est dans le sens contraire des aiguilles de Rolex. Comme dans le candomblé. Dans la douce transe.

On entre dans la danse. On se met en branle. En douceur. C’est qu’on n’est pas aux pièces ! Comme pour un cours de tai-chi, les mouvements sont aériens. On est dans l’apesanteur. Les gestes des deux jeunes gens se font écho et parfois doublon. On est dans la synchronie. Des ballons fixés à des tringles rappellent ceux de Dali, à l’hélium, qui avaient inspiré Andy Warhol et servi de décor pour la pièce de Cunningham intitulée RainForest (1968). Une grosse capote anglaise en forme d’ampoule fluo basse consommation ne cesse de se dégonfler et de se regonfler.

La pièce est donc très fine, toute en suggestion ou en allusion. Le soin apporté au moindre détail — et « le détail fait le style », comme nous le rappelait un jour Jean Babilée — est tels qu’on peut dire que Geisha Fontaine et Pierre Cottreau sont véritablement des stylistes novateurs. Des manipulateurs. D’objets. De formes. D’émotions.

 

— Conception : Geisha Fontaine, Pierre Cottreau
— Interprétation : Alexandre Da Silva, Simon Nemeth
— Création plastique : Dominique Blais
— Création sonore : Damien Poncet
— Création lumières : Arnaud Koseleff
— Programmation informatique : David Olivari
— Construction mécanique : Matthieu Audejean

 

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